Quantcast
Channel: Les commentaires de Pointscommuns.com
Viewing all articles
Browse latest Browse all 5180

La belle des ténèbres ( extraits) par Botticella

$
0
0
Un homme vivait seul dans un vieux manoir face à l’océan. Taciturne, tourmenté à l’extrême, il passait la totalité de ses journées enfermé à écrire. Chaque texte terminé, il le jetait dans l’espace de la pièce, et le papier se posait là où l’emmenait le souffle léger du hasard. Cette chambre insolite, aux toiles d’araignées impressionnantes, avait une odeur indéfinissable : un mélange de senteurs d’épices, de tabac, de camphre et d’éther. Il s’y entassait des choses hétéroclites, au milieu de vieux livres poussiéreux. Il y avait là des montagnes de feuillets d'écriture, raturés ou non, des poèmes abandonnés dans cet espace suranné. Ils semblaient avoir pris possession de la pièce, arborant fièrement leur papier jauni et leur encre passée par endroit. Les centaines de poèmes gisaient ça et là, parfois à moitié déchirés, pliés, plissés, chiffonnés ou moisis. Il y en avait un peu partout, sur le lit, les fauteuils, les coffres de bois sculptés. L’homme se refusait à toucher à quoique ce soit. Il était également surprenant de remarquer qu'une énorme horloge de parquet était posée au milieu de la pièce, comme un phare qui ne sert plus, mais reste rivé à l'océan pour les siècles des siècles. Elle s'était arrêtée depuis longtemps déjà, les deux aiguilles marquant le chiffre douze. Le symbolisme de cette authentique demeure semblait pourtant demeurer un mystère. Et si le temps continuait sa route, imperturbable et cruel, tout visiteur attentif de ce lieu peu ordinaire aurait pu dire que la marche des secondes, des jours, des semaines, des années ... paraissait stoppée, comme figée dans un espace muré où le seul cri des oiseaux diurnes venait parfois troubler la quiétude silencieuse. ***** Cela se passait il y a très longtemps sur la terre d' Irlande, une île perdue en mer où la brume quai-journalière donne à toute chose une atmosphère cotonneuse empreinte d’incertitude. Dans cette ambiance de songe énigmatique, parfois oppressant, souvent attirant par son caractère d'étrangeté, par cette sorte de trouble mystique perpétuel, les lieux se trouvaient enrobés par le masque d'une irréalité envoûtante. Les paysages aux contours flous, en raison de la présence fréquente de nuages très bas ou d'une sorte de brouillard léger et mobile, se créent et se défont comme de vastes images mouvantes, où semblent parfois flotter des elfes, fées, lutins, gnomes; une foule d'esprits invisibles et furtifs qui passent et habitent la matière de cette nature unique. La lumière de ces contrées prend des tonalités grisées ou bleutées, contrastant avec les ombres et les couleurs violettes de l'océan, ou vertes et ocres de la lande. De nombreuses pierres jalonnent les étendues naturelles. Parfois un mégalithe surgit, orné de motifs curieux en forme de spirales, de cercles ou de losanges ... Certains disent apercevoir des lueurs fluorescentes, lorsque la nuit s'étale comme une déesse de silence et de mystère sur cette côte d'Irlande. Au fond de cette terre superbe les âmes quelque peu sensibles ne pouvaient que se laisser happer par cette cathédrale du rêve, drapée de milliers de fils d'or et d'argent, dont la beauté marque à jamais les imaginaires fertiles et les esprits romanesques. Une magie surnaturelle semblait opérer sur les êtres une sorte de transe émotionnelle, qui les portaient à se perdre dans de longues balades, sous le soleil, au fond de la pluie, dans le vent ou les brumes, le jour et surtout la nuit, sous le reflet narquois de la lune prophétique. L'homme vivait là depuis toujours, dans cette sorte de théâtralité construite avec patience, au creux profond de l'âme de ce manoir familial, transmis de générations en générations. Tous les voyageurs qui passaient par là ont dit ressentir des frissons angoissants à la vue de cette bâtisse sombre, entourée de quelques rares arbres immenses, plantés en désordre, de ronces et de haies touffues, qui semblaient ne jamais avoir été taillées. Une haute grille rouillée, toujours fermée, en protégeait l’accès, dont les murs gris, salis par des années d’abandon, semblaient émerger de la nuit des temps. Des corbeaux nichaient non loin de là. Leurs coassements désagréables se faisaient entendre alentour. L’atmosphère de ces lieux était extrêmement pesante, comme sorti d’un songe fantastique ou macabre. Personne ne pouvait donner d’âge à cet homme aux sombres yeux tristes, aux cheveux noirs quelque peu hirsutes, vêtu d’une redingote de velours et d’une chemise à jabot, comme aiment en porter les romantiques. Une stature imposante qui pouvait être aperçue parfois au crépuscule tombant, du côté de la côte sauvage. Quelques habitants de l'île prétendaient apercevoir sa longue silhouette transpercer l’obscurité et y disparaître avec une rapidité déconcertante. Il se dégageait de cet homme un charme extraordinaire autant qu’inquiétant. De nombreux bruits circulaient sur sa vie, qui était devenue extrêmement recluse et austère. Il ne recevait jamais personne et, seule, une vielle servante vivait ici avec le maître, dans cet îlot de bout du monde où la terre rejoint la mer dans le silence des landes. Chaque soir, à la tombée de la nuit, le châtelain sortait, pour se rendre dans un endroit connu de lui seul. Ses pas le conduisaient comme un automate au bord de l’océan, souvent ravagé par les flots impétueux sous les violentes bourrasques de vent qui déciment régulièrement ces contrées d'Irlande. Avant d’y arriver, il devait suivre des sentiers sinueux, bordés par une herbe épaisse et une végétation florissante. Comme à l’habitude, les nuages très bas donnaient au paysage une atmosphère quasi-surnaturelle. Dans ce crépuscule frileux, on pouvait entendre les vagues se briser sur les rochers de cette côte sauvage avec une force peu commune. L’homme connaissait le chemin par cœur. Il allait se livrer à un étrange rituel. A un endroit précis, derrière les ajoncs et les touffes violines de bruyère, il y avait une impressionnante pierre tombale taillée dans le granit. Y était scellée une longue croix de pierre qui ressemblait à une croix celte. La tombe était jonchée de fleurs sauvages. L’homme était là, agenouillé. Il sortit de sa poche un papier légèrement froissé, puis se mit à lire doucement d'une voix qui ressemblait à une incantation. Ô ! Vagues de mon cœur, Vous qui roulez sur moi, Je frisonne et je meurs, Dans le bal de l’effroi. Où êtes-vous partie Amour de mon royaume, Ma douceur, ma folie, Adorée de mon home ? Toujours je vous supplie, De revenir vers moi. Seul Amour de ma vie, Je tombe et je me noie. L'émotion intense de ce moment avait emplit l'espace. C'était comme un rite sacré, un hommage d'amour fou que cet homme rendait chaque jour à son adorée sur le temple de granit. Puis le silence se fit et seule la violence des vagues accompagna cette scène étrange. C’était le début du printemps. Pourtant le vent soufflait très fort et la mer devenait de plus en plus agitée. Elle martelait les roches avec puissance, sorte de rage que la nature distille parfois dans ses paysages infinis. Et soudain se fit entendre une voix terrifiante qui transperça la nuit. C’était une plainte, comme un long sanglot retenu, qui s’amplifia et devint une explosion de râles terribles et de cris de désespoir. L’homme était maintenant allongé sur la tombe. Son visage ravagé par les pleurs, qui arrivaient en chocs puissants, se tordait de souffrance, et les larmes éclairées par la lueur de la lune brillaient comme des perles d’argent précieux sur ses joues creusées par le chagrin. Dans cette bourgade d’Irlande les bruits couraient que le châtelain avait perdu la raison, suite à la mort accidentelle de son épouse survenue quelques années auparavant. ***** Aghna, quasiment muette depuis sa naissance avait, en compensation, développé des dons extraordinaires. Elle jouait de la harpe, ses doigts effilés pinçant les cordes avec grâce. Par ailleurs, elle s’adonnait aux joies de l’écriture au travers d’élégants poèmes, qu’elle illustrait de fines miniatures aux couleurs subtiles. Son époux aimait les déclamer, lors de festivités données en son honneur ... Vaughan était le châtelain le plus fortuné des environs. Homme d’âge mûr et de belle stature, il montrait un dynamisme impressionnant. Son physique d’athlète, son élégance et sa vive intelligence faisaient de lui un personnage excessivement attirant. Un magnétisme se dégageait de cette personnalité peu commune et le nombre de ses prétendantes augmentait de mois en mois. Par ailleurs, à ses origines nobles s’ajoutait une noblesse de cœur, qu’il souhaitait mettre en œuvre secrètement pour des causes qui lui paraissaient justes. Ses qualités humaines et son charme indéfinissable, doublés d’un talent oratoire certain, suffirent à la tendre jeune fille pour se laisser séduire. Vaughan avait été marié à l’âge de vingt cinq ans, avec une jeune cousine éloignée, belle comme un songe de printemps. Hélas, elle succomba des suites d’un accouchement difficile, et le bébé ne survécut pas plus de trois jours. Il fut excessivement affecté et resta enfermé pendant des mois, sans voir âmes qui vivent. Ses parents étaient dans une inquiétude permanente, et ne savaient comment rendre la joie de vivre à leur fils unique tant aimé. Puis, les années passèrent et il réapparut, un jour, dans l’agitation du monde. Vaughan s’adonnait à la chasse avec une frénésie peu commune et passait ses soirées dans les pubs, à boire et à mener joyeuse vie. Mais il n’était plus le même homme et tous lui pardonnaient ses extravagances, eu égard au chagrin qui l’affectait et rongeait son cœur. Il pensait qu’il ne pourrait plus jamais être amoureux, comme il l’avait été si fort de sa jeune épouse disparue. Parfois une exaltation le prenait et il donnait des fêtes somptueuses en son manoir où défilaient les femmes les plus belles de l'Irlande. Chacune d'elles avait le secret espoir de conquérir définitivement ce personnage si exaltant. Le nombre impressionnant de ses maîtresses devint un sujet de médisance et de raillerie, de la part d'âmes envieuses et jalouses. Mais son coeur ne parvenait plus à s'éprendre. Son bonheur brisé si tôt, il imaginait une décision divine fort injuste et la révolte grondait en lui. De quoi l’avait-on puni ? Pourquoi s’en prendre à la pureté et à l’innocence en ôtant la vie à sa jeune femme si douce et à un nouveau-né ? Autant de questions qui le bouleversaient, mais restaient sans réponse. Il se demandait pourquoi les lois divines étaient si cruelles. Interprétant cette tragédie comme un signe du destin, il avait décidé de jouir de la vie différemment, s’ôtant toute possibilité d’éprouver à nouveau des sentiments vis-à-vis d’une femme. Lorsqu’il vit Aghna pour la première fois, il avait plus du double de son âge. Toutefois, dans cette quarantaine épanouie, il avait conservé un charme inouï et de nombreuses femmes conservaient l'espérance de gagner son amour. Mais c’est Aghna qui déclencha instantanément en lui une vive passion. Sa douceur et sa grande beauté avaient captivé Vaughan. Il tomba instantanément fou d’amour, dès leurs premiers regards échangés furtivement lors d’une fête donnée par le père d’Aghna, le jour de ses vingt ans. Dès le lendemain il s’adonna à une cour assidue auprès de cette perle rare. Puis d'autres aspects de sa personnalité le fascinèrent rapidement. Les visites répétées qu’il lui faisait journellement finirent par l'attirer vers lui malgré le caractère rebelle et farouche de la jeune fille. Quelques mois furent toutefois nécessaires pour convaincre le père d’Aghna que ce mariage serait un bienfait pour sa fille et les familles respectives. En même temps qu’il séduisait la jeune fille, Vaughan avait séduit tout son entourage. Une fébrilité amoureuse s’empara fatalement des futurs époux. Après des fiançailles somptueuses, les noces furent grandioses... Vaughan se révéla être un homme aimant, très attentionné. Toutefois son caractère excessif semblait chagriner la jeune fille, en ce début de leur union. Il aimait fréquenter les tavernes, boire et s’amuser en compagnie de femmes légères. Sa réputation tapageuse avait inquiété Aghna qui, artiste douce intimiste et quelque peu sauvage, préférait la musique et la poésie à la compagnie de personnages lui paraissant peu recommandables. Toutefois le mari volage, buveur et joueur s'assagit tout à coup, sans que son épouse ait requis de lui cette nouvelle sagesse. Et tous purent constater le changement radical de comportement de Vaughan, quelque temps après qu’Aghna fut devenue son épouse. L’amour a cette vocation de révéler l’être au plus profond de son âme, libérant en lui des richesses insoupçonnées. Elle s’aperçut rapidement qu’il était un homme délicieux, patient et généreux, l’aimant d’un amour total. Il débordait d'une tendresse intense lorsqu'il se trouvait seul avec son aimée, ne refusant rien à sa jeune épouse qu’il chérissait d’une passion fiévreuse tournant parfois à l’obsession. Cela entraînait chez lui des excès qu’elle accueillait avec les sourires les plus doux. Oubliant son inquiétude première, Aghna éprouva pour Vaughan des sentiments qui devenaient plus forts de jour en jour. Cet amour d'exception, qui tissait des liens si serrés, paraissait voué à s’illuminer de la beauté des profondeurs du cœur, celles qui empêchent le temps d’exercer cruellement son emprise sur deux amants conquis. Il en est ainsi des grandes passions amoureuses qui défient la vie en lui donnant ce goût d’absolu et d’éternité. Connaissant la passion de la jeune femme pour les chevaux, il avait fait installer au manoir une écurie magnifique de trois cent soixante cinq purs sangs, que tous lui enviaient. Ainsi, Aghna pouvait choisir chaque jour un étalon différent pour de longues promenades solitaires qu’elle aimait faire sur la lande, à la tombée du jour ou au lever du soleil. Sur cette île perdue au fond de l’Irlande les paysages, souvent brumeux, s’enrobent d’une féerie qui prête à la rêverie. Les champs, la mer et les falaises forment de superbes jeux graphiques. La rareté des arbres compose avec les lignes, les courbes et les couleurs et offre au vagabond une sensation de liberté, qui provoque une certaine ivresse. Il est rare de découvrir un ciel bleu sans aucuns nuages. De magnifiques cumulus apportent après les jours de pluie, une luminosité peu banale. Une lumière blanche, d’une rare pureté met en valeur le relief des collines. Mais celle-ci étant souvent découpée en trous caractéristiques, certaines parties du paysage restent dans l’ombre. Par ailleurs, le temps très changeant donne une sorte de mobilité à toute chose. De tels contrastes, qui sont la caractéristique de ces contrées sauvages, provoquent des effets spectaculaires, propres à la rêverie des promeneurs solitaires et romantiques. La beauté singulière de cette nature envoûtante provoquait sur Aghna cette métamorphose de l'esprit qui aime s'enfoncer dans la magie des songes. Une sorte d'ensorcellement enrobait les choses et les êtres pour faire disparaître un réel qui, noyé dans la brume et le vent, se transformait en un paysage fantasmagorique et fantomatique. La jeune femme était connue pour son caractère quelque peu fantasque et son comportement pouvait paraître quelquefois étrange. Elle avait sollicité de son époux une certaine liberté d’aller et venir où bon lui semblait, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Plongée dans des états d’âme nostalgiques, son comportement était imprévisible. Personne ne savait jamais à quel moment elle allait partir, ni quand elle serait de retour au manoir. Il lui arrivait souvent de s’échapper brusquement des vieux murs de l'immense et austère demeure, dont les hautes tours indiquaient aux voyageurs perdus la présence, plusieurs lieux à la ronde. Guidée par son instinct, elle galopait sur la lande pendant des heures. Vaughan ne voulait pas aller à l'encontre des caprices de celle qu’il adorait, comme on aime une déesse sortie des eaux étincelantes de l’imaginaire. Et puis il savait qu’une chose merveilleuse se produisait, après chaque échappée de sa ravissante cavalière. Elle rentrait comme transformée, dans un état d’exaltation qui la portait alors aux jeux délicieux de l’amour. Après chacune de ses balades Aghna était totalement disposée à s’adonner aux plaisirs des sens, avec une infinie volupté. Vaughan attendait avec fébrilité cette mise en scène improvisée du retour. C'est alors que les deux amants découvraient les joies intenses d’étreintes ardentes, que leurs corps et leurs âmes réclamaient en silence. Leur passion charnelle était alors une explosion de sensualité et de tendresse que leur amour absolu savait créer, pour atteindre les sommets d’une extase partagée. Car Vaughan était très attentif au plaisir de sa jeune épouse qui, ne pouvant s’exprimer par des mots, le faisait à travers des gémissements et des cris aussi suggestifs qu'impressionnants. Privée de parole, La douce épouse amoureuse avait développé tous les autres sens, notamment le toucher qui faisait d’elle une amante surprenante. C’est après un déferlement de caresses d’une subtilité infinie que Vaughan tombait aux genoux de sa bien-aimée. Cet état amoureux exacerbé se renouvelait sans cesse, car l’amour fou a cette aptitude à créer et recréer les désirs jusqu’à l’infini. Rien ne semblait faire obstacle à ce bonheur parfait. Pourtant, arriva un soir qui allait marquer tragiquement le destin. Au fond de cette terre d’Irlande la beauté insolite exerce sur ses habitants une sorte de fascination si intense qu'elle entraîne dans les songes les plus fous. Mais elle peut aussi être le théâtre de la tragédie, sorte de fatalité que l' essence même de l'existence porte en sa dualité permanente et cruelle. Scellant un magnifique pur sang d'ambre et de feu, dont elle avait une parfaite maîtrise, « La belle Aghna, », c’est ainsi que tous la nommaient, avait décidé de chevaucher sur la lande, au crépuscule naissant. Elle était ravissante en tenue d’écuyère: Le jodhpur épousait ses formes gracieuses, en soulignant leur aspect élancé. Les bottes de cuir ajoutaient à l’élégance naturelle de la jeune fille. Ses longs cheveux, au blond soutenu, s’étalaient sur la veste de velours noir. Elle voulait les avoir ainsi, libres de voler dans l’air, lorsqu’elle se griserait d’un galop aventureux et quelque peu sauvage. Il y avait en elle cette sorte de tempérament qui aurait pu désemparer le premier venu: une douceur infinie, mêlée à une sorte d'exaltation qui la faisait sublimer toute chose, et rechercher en elle des forces vives l'entraînant vers l'absolu. La passion était en elle. Aghna avait une force de caractère étonnante et sa détermination peu commune surprenait tout son entourage. Elle voulait s’enivrer dans la fièvre de ces balades qui la conduisaient n’importe où. Elle pensait peut-être narguer le temps, et donner au hasard une chance de la conquérir. Elle aimait se plonger dans l’espace, avec son cheval, se demandant toujours si le destin allait la surprendre. Mais qu’espérait-elle au juste ? Le savait-elle, ou cachait-elle des désirs au plus profonds de son âme nostalgique ? Une sensibilité exceptionnelle lui faisait ressentir les évènements et les êtres, d’une façon plus forte que la moyenne des êtres mortels. Excellente cavalière, elle affectionnait ces promenades solitaires le long de la côte. Elle aspirait à profiter de l’air vivifiant, surtout lorsque l’été irlandais devenant plus chaud, elle cherchait à glisser doucement dans cette fraîcheur des brises marines crépusculaires. Ce soir là, la belle amazone décida de s’aventurer dans un endroit réputé dangereux en raison de falaises accidentées qui jouxtent un petit chemin caillouteux. Certaines légendes disent que le diable fréquente ce paysage sinistre à la recherche d’âmes qui auraient pu s’aventurer là, en toute imprudence. Le temps était à l’orage. Pourtant Aghna voulut sortir, et les lamentations amoureuses de son époux ne purent l’en dissuader. La jeune femme longeait la corniche, à l’endroit où le sentier se fait de plus en plus étroit, là où l’on entend les vagues se ruer sur les roches ciselées, en bas de la falaise. Une force semblait l’avoir attirée dans cet endroit dangereux et son cheval commençait à devenir nerveux, butant sur les pierres éparses du chemin. Le vent s’était mis à souffler de plus en plus fort et des perles de pluie très fines pénétraient ses yeux au bleu topaze très profond. Aghna avait du mal à maintenir le calme de son étalon qui mordait le mord et piaffait d’impatience. Par tous les moyens elle tentait de maintenir une marche lente et assurée, mais le trot du cheval commença à zigzaguer. Aghna voyait le bord de la falaise se rapprocher des sabots du cheval. Tirer sur les rênes n’aurait fait qu’accentuer le malaise. Ayant suffisamment d’expérience en ce domaine, elle savait qu’un animal qui a peur devient vite incontrôlable. Il fallait renoncer à être en croupe. C’est alors que la jeune femme voulut stopper son cheval, pour descendre, rebrousser chemin, et rentrer à pied en tirant l’animal par les rênes de cuir fauve. Hélas, dans cet ultime effort, le cheval se cabra et glissa vers la falaise. Il fut projeté dans le vide, entraînant Aghna avec lui, dans les flots mouvementés, diamantés par les reflets lunaires. Des cris effroyables montèrent vers les étoiles. Personne ne les entendis, sauf le cosmos impuissant. Ce n’est que des jours et des jours après ce soir terrifiant, qu’un promeneur solitaire trouva sur le sentier un ruban de velours pourpre. Une intuition immédiate lui fit penser à la jeune épousée disparue. Ayant entendu parler de l’étrange disparition de « La belle Aghna », il se rendit aussitôt au manoir où il eut beaucoup de mal à se faire recevoir. Enfin, devant son insistance pathétique, on le fit entrer dans cette demeure inquiétante. Alors, arriva face à lui un homme échevelé, les épaules voûtées et le regard vide et fixe d’un somnambule. Le baladin fut fort impressionné par le maître des lieux et ressentit même une certaine peur. Puis il se ravisa et tendit le ruban au chatelain qui le fixa de ses yeux livides. Vaughan reconnut instantanément le lien de couleur rouge sombre comme étant celui qui ornait la longue chevelure de sa bien-aimée. Il le saisit, l’embrassant et le caressant avec frénésie. On dit qu’à cet instant ses cris de douleur s’élevèrent avec une puissance telle que seul le diable a pu les supporter. Ils furent entendus sur toutes les landes à la ronde de ce beau pays d’Irlande, et leur écho se propagea jusqu’au bout de la terre, pendant des jours, des nuits, et années ... Les êtres disparus sont des géants dorés qui ont laissé leurs cœurs dans nos mains. Ils passent dans nos mémoires blessées et s’y attardent pour toujours. Sur l’immense sépulture qu’il fit édifier face à l’océan est inscrit ce déchirant poème : A toi, mon éternel Amour Aghna, âme de mes nuits vécues. Je me couche sur ta chevelure, Qui frissonne dans le soir venu. Tu es seule lumière de mes jours. Je me jette à tes pieds menus. A toi, mon Amour que je sacre. Aghna, belle de mes nuits perdues. Je me couche sur ton corps de nacre, Qui flotte sur l’océan des nues. Tu es dans mon âme, sous ma peau. Ô merveille ! Je n’ai de repos. A toi, mon absolu Amour. Aghna, déesse de ma passion, Emmène-moi dans ton infini. Viens guérir cette déraison. Recueille mes prières et mes larmes. Ô si douce ! Je t’aime, toi ma vie. Le corps d’Aghna ne fut jamais retrouvé. Mais l'histoire est restée à jamais gravée dans les mémoires. Les anciens racontent que, le soir venu, lorsque la lune éclaire les lieux de sa lumière étrange, le baladin solitaire égaré sur la lande peut entendre des hennissements terribles s'élever dans la brume épaisse, à l’endroit nommé « les falaises noires » . Les habitants de l'île disent avoir vu, au crépuscule tombant, l’ombre d’un cheval fou galoper sur la lande. Depuis ce temps d' amour et de drame l'océan gémit de façon affreuse en se jetant contre les roches escarpées qui forment la côte sauvage de cette contrée reculée . C'est là que, dans cette écume rouge et bouillonnante, les esprits se tordent de douleur pour l'éternité. Botticella

Viewing all articles
Browse latest Browse all 5180

Trending Articles