Une petite sur de Suzie*
Tac, tac, tac, tac
Des siècles
Depuis des siècles et au moins quatre heures, elle déroule les mêmes mètres de trottoir.
Elle les connaît par cur. Les yeux fermés, elle peut en raconter chaque détail, chaque piège, chaque secret
Les bulles bleu nuit prises dans le bitume à langle sombre du port
Les deux vieux qui finissent tous les soirs de leur éternelle vieillesse sur le même banc, à discuter et cracher, en se partageant la même pipe
La vapeur qui passe des pans de jute des échoppes et brûle les jambes
Le bruit de la porte de chacune des tavernes, les rires violents
La première marche toujours glissante du pavillon rouge
Devant la boutique de Maître Pu, les paniers entassés, les oiseaux siffleurs en cage, et, jamais loin, aux aguets, le gros chat roux qui feint de les ignorer en se faisant une toilette à coups de langue méticuleuse
Le vieux néon vertical de son hôtel qui, les jours de pluie, sobstine à annoncer un « H EL » clignotant, comme un méchant prophète
Elle les connaît ces cris, ces odeurs, ces marches montées, ces billets laissés près de la natte
Tac, tac, tac
- tiens ! La pointe de son talon emporte une écorce dorange séchée, comme un pauvre serpentin
Dans tous ses siècles de bitume, elle sest trouvé un no mans land, une minuscule zone neutre.
Chaque soir, à lheure où les lumières sallument, au fond dune petite impasse, sous une pauvre tôle ondulée, elle peut sarrêter un instant. Chez loncle Li.
Enfin assise, accoudée à la table à vrai dire, une porte posée sur deux tonneaux -, elle croise les jambes et envoie valser ses chaussures. Stopper le tac, tac, tac
Là, elle déguste le bol de soupe brûlante que loncle lui invente chaque jour. Les mains autour du bol, elle souffle doucement et goûte.
Elle regarde les allées et venues dans limpasse, dans la boutique den face. Etrangement, lenseigne est une gigantesque paire de lunettes. Pourquoi pas ? On y fait tout. On y répare des horloges, des serrures, des ressorts avec des miracles de bouts dallumettes ou des providentiels rayons de bicyclette. On y trouve des billets de bateau ou des passeports vierges. Loncle Li lui a même dit quon pouvait y trouver des paradis artificiels.
Elle pose son bol vide, remercie dun sourire. Elle récupère ses chaussures, vérifie son image dans son petit miroir. Un foulard en guise de ceinture, elle repart, en chaloupe gracieuse, vers lhôtel et son néon denfer.
Pourtant, elle a toujours adoré le bruit de ses talons sur le bitume. Tac, tac, tac, tac
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