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L’hellène et les garçons par Jules Félix

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Cinquante minutes de bonheur pendant la rediffusion de l’émission "Empreintes" sur France 5 le soir du 21 décembre 2010. Jacqueline de Romilly est un petit bout de bonne femme toute ridée qui est morte le 18 décembre 2010 à Ambroise-Paré, un hôpital de Boulogne-Billancourt. Elle avait quatre-vingt-dix-sept ans (née le 26 mars 1913 ; j’ai un membre de la famille qui est né quelques semaines avant elle, et toujours en forme). L’émission la montre lycéenne, en 1930, et finalement, elle n’a pas changé : on ne peut pas dire que c’était une très belle femme mais assurément une femme charmante, avec ces yeux si expressifs, un peu malicieux car sûrs de son indépendance et de sa volonté, traits qui se lisaient aussi sur le sourire toujours plein de vie. En quatre-vingts ans, elle n’avait pas changé. Juste la peau un peu ridée, mais le visage reste le même. Avec Jacqueline de Romilly, pas de politique politicienne, pas d’idées générales trop envahissantes sur les temps présents : « Une vie passée à travailler dans mon bureau, à lire et traduire Thucydide, à enseigner, à donner le goût du grec, des humanités, ne m’a pas conduite à m’engager pleinement dans le présent ». Surtout de la culture. Seulement de la culture. La culture classique. La grecque. Car elle est une fana du grec. Elle s’est presque mariée avec Thucydide, dont les écrits, pour elle, sont toujours aussi parlants aujourd’hui qu’hier. Lui aussi n’a pas pris une ride depuis deux millénaires et demi. Thucydide, le sujet de sa thèse de doctorat qu’elle a soutenue en 1947. En classe de première, elle assista à ses premiers cours de grec. C’était la première fois qu’il y avait une classe de grec pour les filles. Avec un prof homme, huhu… En 1930, elle remporta au concours général le premier prix de latin et le second prix de grec. Pour Jacqueline de Romilly, la promotion du grec (ancien), c’est aussi celle du latin, celle du français, celle de l’orthographe et de la grammaire, des lettres, de la culture en général. Elle adora tellement le grec qu’elle a obtenu la nationalité grecque en 1995. En 1933, elle réussit le concours pour Normale Sup. C’était l’école par excellence pour étudier le grec. Rue d’Ulm. À l’époque, il y avait deux filles par promo. Son père avait été lui aussi normalien, mais fut tué pendant la guerre en 1914 : « Mon père ne m’a pas manqué puisque je ne l’ai pas connu. Et ma mère ne m’a pas élevé dans le culte perpétuel du disparu. Elle a toujours su me protéger ». Le début de la guerre fut pour elle très prenant : elle s’est mariée (réellement) et son époux était trois quarts juif. Elle l’était à moitié. Soit un grand-père de trop pour le couple qui a donc dû se cacher pour éviter la déportation. Elle fut radiée de l’éducation nationale. Jacqueline de Romilly racontait cette période comme une histoire sans aspérité. Elle avoua n’avoir eu aucun mauvais souvenir. Certes, « ce fut une période épouvantable » mais : « Je crois pouvoir dire que je n’ai jamais été autant habitée par l’espérance : il y avait De Gaulle, ce qu’il représentait, l’esprit de la Résistance, la promesse d’une aube nouvelle. Ce merveilleux élan a disparu, je dois bien l’admettre ». Quand elle est retournée à la bibliothèque de la rue d’Ulm, juste après la guerre, un universitaire pestait car le nouveau numéro d’une revue littéraire allemande très spécialisée n’était pas à sa place et il en avait besoin pour ses recherches. Elle trouvait cet énervement à la fois stupide et rassurant, rassurant car la culture, dans ces lieux, continuait à exister malgré tous ces dommages causés par la guerre. Pour elle, la culture grecque fut la découverte des idées à l’état pur et fort. Il n’y a pas beaucoup de différences dans les enjeux intellectuels, sinon que depuis quelques siècles, on y met plein de mots inutilement compliqués. Puis, Jacqueline de Romilly parla de démocratie. Ce sont les Athéniens qui ont inventé le concept et le mot même. Pouvoir du peuple, en grec. Mais attention, pas tout le monde. Le peuple, ce n’était ni les femmes, ni les esclaves, ni les étrangers (amusant, elle n’a pas employé le mot "métèque"). Mais c’était plus de monde que l’aristocratie qui avait admis la cogestion. Tous les citoyens de toutes les conditions pouvaient participer à la vie de la cité. Aujourd’hui, dit-elle, tout est différent évidemment. C’est une démocratie représentative, avec des élus qui décident à la place du peuple, au nom du peuple, et pourtant, les principes, l’idéal de la démocratie, sont encore ceux de l’époque. Le théâtre, lui-même, était un signe de démocratie. C’était courant qu’à la fin du IVe siècle av. JC, les employés touchaient une indemnité car ils devaient perdre un jour de travail pour assister au théâtre. Souvent y est jouée la tragédie, comme "Les Perses" d’Eschyle. L’œuvre de Jacqueline de Romilly est immense et prolifique. Elle a traduit tout Thucydide, mots après mots. Elle a rédigé au moins cinquante-quatre livres (mais bien plus en fait). Elle expliquait à France 5 que les nouvelles naissaient un peu par hasard dans sa tête et qu’elle ne les abandonnait pas quand elle commençait à les croire bonnes. Elle raconta qu’en faisant des rangements, elle a retrouvé tout un carton avec plein de pages d’écriture d’un roman, visiblement écrit de sa main, avec scénario, plan, documentation etc. et comme elle ne se souvenait plus de rien, elle a tout déchiré, cela pour illustrer le fait que tous les germes ne fleurissent pas forcément… L’écriture boulimique était une seconde nature, chez elle, qui reconnaissait volontiers que ce fut sans doute le fait d’avoir vu sa mère rédiger sans arrêt qui l’habitua à cette activité (sa mère était l’écrivaine Jeanne Malvoisin). En 1973, elle fut la première femme nommée professeur au Collège de France et s’inventa (car c’est aux nommés de l’appeler) la chaire de la Grèce antique et de la formation de la pensée morale et politique. En 1975, elle fut la première femme à entrer à une académie, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qu’elle présida en 1987. La consécration vint le 24 novembre 1988 où elle fut élue à l’Académie française, deuxième femme à y entrer après Marguerite Yourcenar, et première à porter l’habit vert avec une jupe et sans épée (au contraire de Simone Veil en 2010 qui fit inscrire sur son épée son matricule pendant sa déportation). En 2010, il y a eu en tout seulement six femmes élues à l’Académie française (dont Simone Veil et Hélène Carrrère d’Encausse). La fierté de Jacqueline de Romilly était pour sa mère qui aurait voulu la voir ainsi honorée (Simone Veil a dit en 2010 qu’elle était fière pour son père). Depuis la mort de Claude Lévi-Strauss (le 30 octobre 2009), elle était d’ailleurs la doyenne d’âge de la noble et trop virile et trop sénile assemblée. À quatre-vingt-dix-sept ans, Jacqueline de Romilly écrivait toujours avec autant d’esprit alerte et répondait à ceux qui étaient surpris : « Que voulez-vous ? À mon âge, je me dépêche ! ». C’est vrai que d’autres auraient préféré se reposer. Pas elle. Elle avait trop à dire. Hélas, depuis plusieurs années, sa vue baissa à en devenir presque aveugle. Elle dictait alors sa rédaction et se les faisait réécouter pour les corrections. Dans l’émission de France 5, Isabelle Huchet jouait le rôle de Jacqueline de Romilly plus jeune sur les lieux vivants de la Grèce antique. Cette pseudo-fiction n’a rien apporté au documentaire mais a composé d’agréables ponctuations. Dans ses principaux regrets, le fait de ne pas avoir eu d’enfant et d’avoir fini sa vie seule… (elle a divorcé en 1973). Elle confiait aux journalistes de "La Croix" en août 2008 : « Je suis mourante, je le sais, c’est ainsi… (…) Vous savez, j’ai traversé le siècle, c’est fatigant. Aujourd’hui, j’arrive au terme. Je ne redoute pas la mort, mais l’effondrement intellectuel, le gâtisme, la dépendance. (…) Je ne vois plus, je ne lis plus et je n’arrive plus à écrire. L’année dernière encore, j’ai publié trois livres… Cette année, pas une ligne. Je ne suis pas sortie depuis des semaines ». Et le regret sans doute de disparaître quelques jours avant Noël (elle s’était convertie au catholicisme à quatre-vingt-quinze ans bien que baptisée depuis 1940), et étrangement [elle avait écrit le livre sur la modernité (d’Euripide) en 1986], quatre jours plus tard la suivait dans le trépas une autre personnalité de quatre-vingt-dix-sept ans, l’ancien ministre Jean Chamant qui fut le signataire de la naissance d’Airbus et à l’origine (politique) également du Concorde et du TGV, des modes de transports européens …modernes (oui, je sais, c’est pas très euripidien !). PS : Cela n’a rien à voir, mais juste après l’émission, un très court documentaire diffusa la chanson "Li Beirut" chantée par Fayrouz, qui était très émouvant et très beau, et que je trouvais particulièrement bien à sa place pour donner un hommage (involontaire) à Jacqueline de Romilly. http://www.youtube.com/watch?v=7HlxqursgjU http://www.youtube.com/watch?v=CE_JcOa8U88 http://www.youtube.com/watch?v=qeWFohe4srE

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