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Le verbe écorché par Krasnieronim

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Originaire de Tarbes, Guy Viarre mort en 2001, à trente ans à peine, laisse derrière lui très peu d'informations susceptibles d'éclairer son œuvre. Parmi ses recueils de poésie, Le moins du monde fait partie de ceux écrits peu de temps avant son suicide – quelques semaines dit-on, avec d'autres comme Échéances du mort, Finir erre, Description du petit. Tous ces titres révèlent déjà une sinistre idée fixe. L'autre point commun, c'est la forme que revêt leur poésie, celle de brèves phrases, écrites dans un style relâché, écorché, et perdues au beau milieu de grandes pages blanches. * Une fois le livre ouvert, on découvre que Le moins du monde est pareil à une succession de strophes, ou de poèmes, rappelant à plusieurs points de vue des aphorismes ; d'abord, parce qu'ils forment des groupes de mots courts, de une à six lignes, et que chacun d'entre eux tente de définir un objet en particulier – conformément à la définition du terme original grec, définir, délimiter. Quand on regarde ce recueil d'un peu plus près, le saut à la ligne semble de prime abord désuet, car d'une part, toute syntaxe est absente – seuls des tirets mettent des propos comme entre parenthèses -, et, de plus, on ne trouve pas non plus de majuscules. À la lecture d'un de ces poèmes, on comprend pourtant que le saut à la ligne collabore au sens. Chaque ligne est en fait une proposition – un groupe de mots dont se dégagent une image, une impression ; et chacune se succède pour ajouter du sens. D'autre part, le langage est dépouillé, comme réduit à son minimum – faisant ainsi écho au titre de l'œuvre, lequel représente sans doute le mieux la marche à suivre de l'auteur, exprimer les choses avec le moins du monde. Toutes ces phrases n'en sont pas, car elles dérogent à une, voire plusieurs règles de syntaxe, comme l'illustre cet extrait du poème : venir contre soi tout sauf possible sauf avec les verticales visibles la nuit sans pouvoir passer pour séparer L'impression qui s'en dégage est celle d'un barbarisme. Chaque poème est comme la trace d'un discours plus long, séparé d'éléments élémentaires, du point de vue grammatical, mais plus futiles d'un point de vue du sens. Ainsi en est-il du verbe, plusieurs fois effacé, voire déplacé, et qui prive ainsi les phrases d'une structure « logique ». L'utilisation de la page qui est faite par Guy Viarre pour accompagner ses poèmes est donc tout à fait en harmonie avec son idée de la poésie. Elle est le moyen par lequel s'exprime le mieux ce minimalisme du verbe, cette violente énumération de propositions, pêle-mêle morbide ou aphoristique ; la page quasi blanche est le lieu où se dit le moins du monde, pour mieux décrire le monde tout court – si je puis dire -, son caractère éphémère, sa brièveté, cette fragilité entre la vie et la mort. * Le propos de Guy Viarre est immanquablement la mort. Son champ lexical invoque celui des os, de la chair, du vide et de l'oubli ; mais l'autre objet d'intérêt du poète est le langage. Tout d'abord, comme un indice pour éclairer tout le poème, on découvre cette sentence : la linguistique est au poème ce que le point de croix est au livre – un détachement A la découverte de cet aphorisme, habitué que j'étais depuis plusieurs pages à la lecture de propos bancals et détachés des règles, il m'est paru évident que cette simple phrase cachait en elle le prétexte à toute l'oeuvre. Au final, à travers les mots de Guy Viarre, résonne cette exaspération de la langue, au point d'en éradiquer les règles les plus simples. En ce sens, il pratique en poésie ce qui, en peinture, correspondrait en quelque sorte au dripping de Pollock, un jet de mots apparemment arbitraires, pris dans une palette bien précise, une thématique obsédante, comme celles de la mort et de l'inanité du langage. Si ces poèmes étaient une musique, ce serait sans conteste la Question sans réponses de Ives, où des chants disharmonieux de violons répondent à l'écho entêté d'une trompette solitaire. Chaque mot paraît ainsi jeté sur la page, comme des réponses à des questions que l'on ne connaît pas – mais si l'auteur leur a donné un ordre, ce n'est, semble-t-il, que pour donner l'illusion d'une phrase, de vers unis, pensés et qui font sens. Rien ne m'autorise à penser que Guy Viarre se fiait davantage à l'intuition qu'à la réflexion pour composer ses poèmes. La disposition des mots, notamment des pénultièmes sur une seule ligne, comme pour souligner l'importance de ces termes, est à n'en pas douter un fait exprès. Il reste que ses écrits forment les miroirs d'une agitation, où les mots ne peuvent plus être pris pour ce qu'ils veulent dire. Ainsi, le mors de l'homme, qui revient à plusieurs reprises, rappelle son homophone, qu'on ne saurait peut-être nommer exactement. Et de même pour le lecteur, la poésie ne s'apprécie, ne se comprend pourrait-on dire, seulement lorsqu'elle est lue comme dans un premier jet, clamé haut et fort, sans idées préconçues. En ce sens, peuvent être compris les mots : il faut qu'il y ait encore en nous l'extérieur du signe Mais, comme dans la plupart des vers de Guy Viarre, les sens sont multiples. On pourrait y voir exprimée la volonté que, après la mort, perdure le sens de ce que nous sommes, que l'âme succède au corps, comme le sens au signifié. * Seuls, au milieu d'une page, les mots évoquent des images fortes, de véritables tableaux, absolument indécis, que l'imagination termine de façonner. Tout cela en si peu de mots : le noir lié au disponible – nous naissons L'impression de ce vers par exemple éveille en moi la représentation de la création, telle la simple impression d'une chose déjà-là, voire la matérialisation de choses contingentes ou simplement possibles ; vision évidemment sombre, et très ironique dans la manière d'être dite – comme si c'était effectivement simple - à la fois du geste de l'artiste, mais aussi de l'existence pure. Le « disponible » est également cette page blanche, où l'auteur a guetté les mots venir en songe, où le lecteur les retrouve à son tour, au milieu de ce vaste champ qui les a vus naître. Enfin, on est tenté de soulever un aspect éminemment personnel dans le moins du monde. On sait déjà quelle a été la fin de l'auteur avant de lire ce recueil, et, à la lecture de ses poèmes, rien n'étonne plus dans ce geste ; mais qu'en est-il du Guy Viarre vivant ? Était-il vraiment guidé par l'idée de suicide dans l'écriture de ses poèmes ? Quelle souffrance se cache derrière ces mots ? On ne saurait toutefois accoler à ces mots des réalités dont on ignore tout ; cela n'est pas le but de la poésie, ni une méthode satisfaisante pour raconter la vie d'un homme qu'on n'a pas connu. Pourtant, l'expérience personnelle colle aux mots qu'on écrit, c'est même ce qui fait leur force et leur mystère, pour ne pas dire leur poésie. Bien sûr, cette tentative pour exprimer l'inexprimable a sans doute échoué. C'était la seule chose qu'elle serait parvenue à formuler, et, si tel était le cas, nous en serions déjà satisfaits.

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