Quantcast
Channel: Les commentaires de Pointscommuns.com
Viewing all articles
Browse latest Browse all 5180

La machine à coudre. par Christensem

$
0
0
Bien droite sur sa banquette Ayumi se laisse bercer par les clapotis du fleuve qui escortent la barque. Toute cette lumière qui palpite autour d'elle la bouleverse. Malgré la peur qui lui vrille les tripes, elle savoure... La danse des longues rames blanches éclaboussées d'émeraudes. Leurs tumultueuses caresses dans les remous d'argent. Cramponnés aux berges, les acacias pleurent des nuées d'abeilles au-dessus de sa tête. Devant elle, le maitre s'applique à manœuvrer la barque entre les bancs de cresson. Pénétrant l'ombre des frondaisons, son lumineux costume se marbre de mouvances. De sombres tentacules qui lui lèchent le torse avant de s'évanouir dans les reflets du fleuve. Comme un mauvais présage. L'heure du châtiment se profile. Ayumi le sait bien. L'onctueux balancement de l'esquif qui glisse sous les bauhinias en fleurs lui ferait presque oublier le funeste dénouement de cette jolie promenade. Elle ferme les yeux pour savourer quelques instants de plus le murmure de l'eau qui défile sous la barque, puis se décide enfin. S'agenouillant devant l'homme vêtu de clair, elle lui propose de lui bander les yeux. Comme elle redoute un refus, elle se fait mutine, elle le taquine. Ce jeu doit passer pour un caprice d'amante. Il ne faut surtout pas qu'il se dérobe... Mais à ce stade de son plaisir le maitre goberait n'importe quoi. La fraicheur des lieux, les parfums d'Ayumi entortillent sa méfiance de rubans délicieux. C'est donc en soupirant d'aise qu'il laisse ses doigts délicats ajuster le bandeau. Sous la voute verdoyante la barque vient enfin de suspendre sa course. Juste au-dessus d'un trou d'eau. Contre la coque de bois blanc les lotus pressent leurs bourgeons poisseux dans un silence feutré. Parmi le vert tendre de leurs gracieuses corolles la noirceur des grands fonds semble terrifiante. Ayumi se trouble. Elle frissonne et se fige, imaginant les ténèbres au-dessous du canot . Cette indicible angoisse qu'elle redoutait tant est venue se blottir là, tout contre son ventre, la rendant incapable de poursuivre son but. Lui, sous son bandeau de soie rouge, ne perçoit que sa respiration qui s'emballe et s'affole. Cette situation l'excite. Il la devine déjà, soumise et pantelante. A tâtons, il avance les mains pour agripper sa proie. A l'affût de son émoi son visage grimace. Un sourire pervers s'y dessine lentement. Cette expression bien trop obscène pour attirer la pitié délivre enfin Ayumi de sa peur. D'un geste précis, répété cent fois avec les filles de l'atelier, elle lui noue solidement une corde autour de la cheville. Galvanisée par les grognements du bonhomme qui s'inquiète de ce fait, elle arrache de dessous la banquette un objet pesant caché jusque-là derrière les plis de son jupon. Empoignant cette masse aussi lourde qu'une enclume, elle la soulève en tremblant et en serrant des dents. Pour se donner du courage, elle pense à toutes ses sœurs enchainées un peu partout au fond des ateliers de l'industrie textile. Des bataillons de couturières parquées dans des trous empestant plus que de vulgaires tanières. Le souvenir des nuits passées au fond des caves, assourdies par le bruit des machines, l'aide à lever sa charge à hauteur des épaules. La haine contre ce blanc qui les exploite sans vergogne lui permet de la dresser bien plus haut que sa tête... A ses pieds le monstre peste contre ce jeu qui n'a que trop duré. Une comédie sournoise qui manque vraiment de piquant. Ayumi se fige. Certainement pas aussi sournoise que les ballades qu'il improvise sur le fleuve afin de jouir du corps de ses petites esclaves. Alerté par le silence des oiseaux, l'homme vient d'arracher son bandeau. Juste à temps pour apercevoir cette diabolique gamine qui tremble sous la grosse machine à coudre qu'elle brandit dans les airs... Le bloc d'acier est tombé juste là, devant ses pieds. Fracassant le plancher en un tas d'allumettes, la vieille machine à coudre a fait de grosses bulles en disparaissant. Derrière elle, une corde s'est brutalement tendue, entrainant aussi sec la cheville et le reste du tyran au plus profond de la rivière... Comme une vulgaire peluche. Après avoir fixé les bouillonnements du fleuve pendant plusieurs minutes, Ayumi a rejoint la berge à travers les lotus. Autour d'elle les grenouilles aidées des cormorans ont repris leur concert. Une eau presque tiède lui dégouline de partout. C'est sa cuirasse de haine qui fond sous le soleil...

Viewing all articles
Browse latest Browse all 5180

Trending Articles