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Partir quand même par Sablaise1

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Depuis quelque temps je sens que tu te doutes de quelque chose. Ce soir j’ai décidé de te parler. Voilà, je te le dis sans détours, dans moins d’un an je te quitterai et ce sera définitif. Tu ne peux pas répondre mais si tu le pouvais je sais quelles seraient tes questions : « Depuis quand as-tu cessé de m’aimer ? Ne t’ai-je pas entourée et rendue heureuse depuis trente ans ? Qu’a-t-elle de plus que moi ? » Je n’ai pas cessé de t’aimer, au contraire jamais je ne t’ai autant aimée. J’aime que tu ne ressembles à aucune autre, que tu sois faite de bric et de broc. J’aime les murs épais de ta partie ancienne, les pièces lumineuses de ta partie moderne, ton échelle de meunier pour accéder à l’étage, ton petit jardin à l’abri de ses hauts murs habillés de lierre. Seule ou en compagnie j’ai fait moi-même tant de choses pour te soigner et t’embellir. J’ai étalé de l’enduit, j’ai peint des murs et des portes, j’ai posé du lambris, des plinthes et du carrelage. J’ai creusé au burin une niche dans l’épaisseur de ton mur pour y mettre en valeur mes objets préférés. Tout ce travail nous a rendues si proches toi et moi, si indissolublement liées. C’est vrai que tu m’as entourée et rendue heureuse pendant trente années. Je me suis toujours sentie en sécurité à l’abri de tes murs protecteurs. Tu as abrité mes joies. Dans le moindre de tes recoins il y a des souvenirs chers à mon cœur. Un sommeil heureux et partagé dans la chambre. Un homme qui chante et joue de la guitare ou du banjo dans le salon. Un autre à ses fourneaux dans la cuisine et la bonne odeur qui se répand. Une grande tablée d’amis un soir de réveillon. Des enfants qui dévalent l’escalier en riant après une réunion secrète dans le grenier. Le perroquet qui réclame ses cacahuètes. Le chat lové dans un fauteuil. Les cochons d’Inde qui brillent au soleil dans leur petite cour. Les hirondelles nichées dans la cabane du fond. Tu as abrité mes peines, deux séparations, la mort de parents et amis, et tu semblais alors te faire encore plus forte autour de moi pour faire rempart contre ma détresse. Ce qu’elle a de plus que toi… rien. D’ailleurs elle n’existe que sur plans et elle te ressemblera beaucoup, c’est la meilleure preuve d’amour que je puisse te donner. Je te quitte pour un seul détail : ici lorsque je veux voir la mer je prends ma voiture, là-bas je descendrai la rue et serai face à l’océan. Matin, après-midi, soir, chaque fois que j’en aurai l’envie j’irai marcher parmi les mouettes, rêver assise sur un rocher en regardant les vagues, ou me baigner. Que pourrais-je dire pour te consoler ma belle ? Que les gens qui veulent t’acheter ont des petits-enfants et que tu vas retrouver rires et jeux. Que lui est excellent bricoleur et elle bien meilleure ménagère que moi et qu’ils vont te bichonner. Que partir m’arrachera le cœur et que je t’emporte à jamais dans mes pensées, pourquoi crois-tu que je passe tant de temps à te photographier dans les moindres recoins ces temps-ci ? Et surtout dis-toi bien que très peu de maisons ont reçu une déclaration de cette sorte. Je me sens mieux de t’avoir parlé, je n’aimais pas cette distance que mon silence mettait entre nous. Et maintenant il nous reste six mois à passer ensemble, sachons profiter de chaque instant et poursuivons notre vie commune comme si elle devait ne jamais finir.

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