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La double peine par Sablaise1

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La double peine du malade mental c’est parfois l’incompréhension des autres venant s’ajouter à sa souffrance ordinaire. J’ai connu il y a vingt ans une femme qui n’a pas survécu à ces deux fardeaux réunis, elle s’appelait Geneviève. A la quarantaine je venais d’entrer par concours dans l’administration et comme la plupart des fonctionnaires je débutais ma carrière en région parisienne ne retrouvant ma Vendée que les fins de semaine dans l’attente d’une mutation. Je travaillais avec une vingtaine de collègues et l’ambiance au bureau était plutôt bonne jusqu’à l’arrivée de Geneviève. On nous avait expliqué qu’elle était dépressive et arrivait en catastrophe d’un autre bureau où elle faisait l’objet d’un véritable rejet. Tous mes collègues s’en étaient indignés et l’attendaient avec les meilleures intentions bien décidés à la soutenir autant que possible comme nous le faisions tous pour une autre collègue atteinte de sclérose en plaques. Elle est arrivée, grande femme au teint blafard avec un regard de chien battu et vêtue comme l’as de pique. On l’a accueillie chaleureusement et on lui a confié un travail pas trop compliqué dans un coin tranquille du bureau. Pendant quelques mois tout s’est plutôt bien passé. Je parlais souvent avec elle et j’avais appris qu’elle était depuis longtemps soignée pour dépression grave, sous médicaments et suivie par des psychiatres. Elle avait épousé un homme fragile, rencontré lors d’une hospitalisation, qui s’était suicidé et l’avait laissée seule avec deux jeunes enfants. Elle n’avait pu faire face et ses enfants, élevés dans la famille de son frère, ne voulaient plus revoir une mère qui leur faisait honte. Terrible histoire. Je lui avais dit que ses enfants étaient ados mais que sans doute devenus adultes ils chercheraient à se rapprocher d’elle. Au bureau les choses ont commencé à se gâter. Dans sa maladie il y avait des hauts et des bas et on venait d’entrer dans un bas, c’est dire qu’elle manquait souvent et sans prévenir, ce qui perturbait la vie de tous et agaçait le management. Il fut décidé de la mettre au seul endroit où en s’absentant inopinément elle ne laissait pas de travail inachevé et pouvait être remplacée au pied levé, l’accueil du public. Qu’on se représente ce que cela veut dire pour une personne à l’apparence négligée, abrutie de médicaments, à qui sa maladie rend le contact difficile, de se trouver toute la journée devant des usagers excédés. Elle vécut dès lors un véritable supplice au travail et ses absences se firent plus longues et plus fréquentes. En quelques mois nous en étions arrivés à la même situation que dans le bureau précédent, un rejet total de cette « feignante dont il fallait faire le boulot ». J’essayais de la défendre, d’expliquer qu’il ne fallait pas la laisser à l’accueil du public, qu’elle était vraiment malade, et cela me valait d’être considérée comme une grande naïve et de subir continuellement des remarques ironiques. Nous en étions là lorsqu’est tombée la bonne nouvelle, je venais d’obtenir ma mutation pour la Vendée. Geneviève était heureuse pour moi mais désolée à l’idée de se retrouver seule dans un milieu indifférent voire hostile. J’ai organisé une fête au bureau la veille de mon départ, un buffet froid suivi d’une soirée. Geneviève est venue, elle qui ne sortait jamais le soir. Elle m’a même fait une surprise, celle de chanter pour moi, elle avait une belle voix de soprano mais son répertoire n’était pas terrible, limite ridicule même. Bien sûr certaines le lui ont dit sans prendre de gants mettant ainsi le point final au récital. La soirée s’est prolongée tard et le lendemain matin tous étaient là des poches sous les yeux et l’esprit embrumé, une seule manquait à l’appel…elle évidemment. Tout le monde s’est déchaîné, je me souviens d’une collègue me disant « On est tous fatigués mais on est venus. Elle, elle était en forme pour chanter hier soir mais ce matin elle a eu la flemme de se lever, tu vois bien que c’est une feignante ! » Quelques heures plus tard le téléphone a sonné, c’était la famille de Geneviève pour nous annoncer qu’elle avait avalé tous ses médicaments et qu’elle ne s’était pas loupée. Je suis quelqu’un de réservé, j’ai horreur des conflits et des cris et c’est une des seules fois de ma vie où j’ai monté le ton pour dire ce que j’avais à dire. A cinq heures en passant pour la dernière fois la porte du bureau j’ai croisé un groupe de collègues rassemblés pour décider qui représenterait le bureau à l’enterrement et si on achèterait une couronne ou une gerbe. J’ai failli gerber.

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