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Mémoire de mon grand-père par Idzig

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Pour Philippe Delerm, le bonheur est indissociable de la mémoire, de cette lutte de tous les instants pour échapper au vide, à l’anonymat. Indissociable également du regard que nous portons sur notre vie, sur les gens qui l'ont traversée, certains sans laisser de traces et d’autres qui en modifieront parfois le cours irréversiblement. Indissociable des plaisirs minuscules qu'il décrit si bien, j'ai voulu écrire une petite chronique sur mon grand père maternel, et mon enfance au bord d'un quai. Car c'est notre histoire qui nous construit et qui nous permet de nous maintenir en équilibre toujours instable dans notre merveilleux malheur, notre oxymoron (petit clin d'oeil aux écrits de Boris Cyrulnick). Petite chronique d’une enfance portuaire Mon grand père allait toutes les fins d’après midi jouer aux dominos au café du port. Son intérêt pour les dominos était limité, mais c’était un prétexte pour retrouver les copains, et lâcher grand-mère. Pendant ce temps elle, elle faisait les comptes de la criée du matin. Levée à 4 heures, couchée à 21 heures, ma grand-mère était une femme exceptionnelle qui faisait tourner l’établissement de mareyeur, tout en même temps qu’elle élevait ses trois enfants. J’avais douze ans à cette époque, et j’observais mon grand père faire sa partie de dominos, attentif à ce qu’il allait poser ostensiblement sur la table d’un revers de sa paume rugueuse et rougeoyée par le sel et le froid. Les jolis dominos d’ébène et de nacre claquaient un à un. Il ne les posait pas, il les plaquait ! Surtout lorsqu’il pouvait évacuer un double six encombrant. Sa main était plus douce au posé, lorsqu’à la fin de la partie, un petit chiffre venait sonner l’approche de sa victoire. Il retenait son contentement, sa jubilation ne pouvait être entrevue par ses adversaires; seul moi je savais que s’était gagné, car il avait une espèce de rictus, un pincement de lèvres qui lui conférait une importance inhabituelle. Et puis il concluait, en sonnant sa victoire d’un «encore une que tu me devras à St Pierre ! » , une tournée bien sûr ! Il évoquait souvent St Pierre, et ce prénom de saint était devenu pour moi une énigme, un mystère. Fin septembre, les quelques derniers bateaux partis pêcher sur les bancs de Terre Neuve rentraient. Mon grand père, ancien affaleur avait choisi d’arrêter la Grande pêche, quelques temps après avoir rencontré sa femme, et que son père ait péri en mer. A cette époque, les marins partaient gagner leur croûte, avec la trouille au ventre de ne pas être sûr de revenir. La vierge Marie les protégeais, disaient-ils dans leur grande majorité, sauf lorsqu’elle considérait qu’ils seraient plus utiles la haut. Mes grands parents s’étaient installés, Quai Baron Gérard, comme mareyeurs, et petit armateur, et là depuis trente et un ans, ils achetaient, préparaient et revendaient la marée du jour sur les halles de Paris. Le grand Louis, un ouvrier de l’établissement partait en fin de soirée du mardi au vendredi, avec le vieux camion Citroën 23 U vert bouteille livrer les halles, rue poissonnière. Les poissons raides frais, recouverts de glace et d’un papier sulfurisé, lieux, soles, bars, turbots, roussettes, raies étaient rangés dans des caisses en bois. Pour rejoindre Paris, il fallait 5 à 6 heures de route car le 23 U ne dépassait guère les 70 kms heure. Mes vacances d’été s’écoulaient au fil des arrivées et départs de bateaux, ainsi qu’au fil des criées. Le matin, très tôt, quelquefois à partir de 2 heures, alors que j’étais enseveli sous mon édredon juste sous une lucarne du grenier, la vie du port se mettait en branle, avec l’installation des étales, le bruit des moteurs des palans, le claquement des caisses sur le quai, et dans un demi-sommeil je participais à ce vaste remue-ménage portuaire. Eugène, mon grand père allait bientôt prendre sa retraite, et il commençait à passer la main. Le fond de commerce venait d’être vendu, et il ne restait plus que 6 mois à mes grands parents pour commencer à envisager de prendre un peu de repos, bien mérité. A plusieurs reprises durant l’été, nous allions pêcher au rocher sous les falaises en amont, au Bouffet, exactement. Nous pêchions du congre au crocher dans les trous entre les interstices des rochers, ainsi que du bouquet avec un haveneau que mon grand-père avait emporté. S’était aussi l’occasion de faire une bonne collation après la pêche assis tous les deux sur le rocher. Il me parlait de sa Grande pêche, et ses soirées à St Pierre. Quelquefois, lorsque son panier en clisse de châtaignier était plein, et qu’il n’avait pas déchiré son haveneau, alors il était de bonne humeur, et il me chantait une chanson : « La traversée finie Sur le banc faut mouiller, Deux s’hommes dans chaque doris, La morue faut pêcher, Quand on arrive à bord, Et si l’on n’est pas chargé, O vous envoi au diable, Doris et dorissiers. (bis) » Je fredonnais avec lui, et je m’évadais dans cette endroit, de l’autre côté, que je ne connaissais pas. C’est peut-être ce passé là qui m’a donné le gout du voyage, et l’amour de la mer. Mon grand père est décédé d’une angine de poitrine, j’avais 16 ans. Je l'ai accompagné jusqu'à sa dernière demeure, et à cette époque s'était à pied, nous faisions le tour des bassins jusqu'au cimetière. Je suis retourné de très nombreuses fois, seul, dans ce port de mon enfance, pour retrouver mes sensations passées. J’y ai refait les mêmes ballades: celle pour aller jusqu’au phare de la vierge au dessus du mole aval, celle pour aller à la tour Vauban aussi. Je suis retourné sur les rochers ou nous mangions tout les deux nos tartines de pain beurre avec un carré de chocolat. Je me suis assis dans les mêmes cafés et j’ai discutaillé avec les anciens : de la fête de la mer au 15 aout avec tous les bateaux décorés de fleurs en papier que l’évêque venait bénir, de la procession en mer et de l’odeur de l’encens, des halles aux poissons qui ne ressemblent plus à ce qu’elles sont aujourd’hui, de la corne de brume qui apparemment ne sonne plus car les bateaux sont équipés de radar. Et je suis allé me recueillir au cimetière sur les tombes de mes aïeux, me recueillir et les nettoyer. Je n’ai jamais voulu sonner à la porte de la maison de mon enfance, de peur de pas y retrouver les vibrations de ces moments intenses, très présentes encore en moi : l’odeur des encornets farcis, le sifflement du chapeau de la cocotte minute lorsque ma grand mère faisait la soupe et le bruit du mixeur électrique Moulinex bien sûr, la sonnerie stridente du téléphone à manivelle suspendu au mur….le gémissement des marches d'escaliers qui me procurait un peur troublante lorsque j’allais à la cave, le sifflement du vent sous les ardoises du grenier. Je n’aurais surtout pas voulu perturber mes souvenirs ancrés en moi, comme les rochers sous les falaises. Quarante années sont passées, et cette enfance, au bord d’un quai de Normandie, reste gravée dans ma mémoire, tout comme l’imaginaire que je me fais de ceux de mes aïeux qui sont restés vivre du coté des bancs de Terre Neuve, à Saint- Pierre et Miquelon. Itzig

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