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Etude psychologique par Emmanu3773

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J'ai profité d'un moment de repos pour lire les Petites Guerres de Sadie Jones (Small Wars, 2009). Je n'en attendais pas des montagnes mais j'ai été très agréablement surprise. En gros : Un jeune militaire anglais est envoyé à Chypre, où le conflit éclate et se fait de plus en plus violent ; nous suivons l'évolution de son attitude vis-à-vis de ce qui lui arrive, du patriotisme loyal à l'horreur abjecte, ainsi que les répercussions que chacun des événements qu'il traverse a sur ses relations conjugales. Je trouve extrêmement juste l'analyse de coucou c est ginou qui parle de ceux qui refusent la soumission à l'autorité. La question "comment ont-ils pu", à propos de ceux qui ont "suivi les ordres", a été débattue dans tous les sens, et il me semble que l'expérience de Milgram (que ginou cite également) y a apporté une réponse tellement définitive, atterrante et irrécusable, qu'elle a mis le point final à ces réflexions. Je me souviens de l'avoir vue un jour reproduite dans un excellent documentaire de la BBC. Une très jolie jeune fille, au visage poupin et aux grands yeux, avait obéi sans ciller - sans la moindre expression faciale - et jusqu'au bout aux ordres du "scientifique" la poussant vers la décharge fatale. De l'autre côté (une minorité réduite à 1 personne dans le documentaire), on voyait un homme, la quarantaine, une sorte de prof de piano, l'air intelligent et un peu artiste, refuser de continuer à torturer l'"apprenant". Ce qui m'a frappée, et ce que je n'oublierai pas alors que le documentaire parlait de tout autre chose, c'est que cet homme avait montré une riche palette d'expressions faciales dès le tout début de l'expérimentation, contrairement à la jeune fille qui était restée impassible jusqu'au bout. Elle, rien ne l'avait touchée, rien du monde extérieur n'était "entré en elle" pour s'exprimer par son visage ; c'était elle d'un côté, et tout un tas de stimuli que d'aucuns appellent "monde", de l'autre, les deux mutuellement exclusifs. Le prof de piano, lui, ressentait ce qu'il se passait autour de lui, et en souffrait. L'expérience de Milgram nous donne des informations sur deux types de personnes : ceux qui suivent les ordres, et ceux qui refusent. Sadie Jones, dans son roman, s'est penchée sur ce qu'il y a entre les deux, le moment du basculement, tout en examinant les sentiments qui accompagnaient ce basculement (ce que Milgram s'interdit de faire). Que faut-il exactement subir pour que le "devoir" vole en éclats ? Car Hal Trahene est un homme réussi : au début du roman, il noue des liens amoureux avec une magnifique créature, Clara, et il est un excellent officier de l'armée britannique. A la fin, il est devenu un traître : négligeant son devoir et sa patrie, il abandonne ses hommes pour fuir Chypre afin de protéger sa femme et ses deux filles. Comme un de ces jeux où l'on ajoute des brindilles les unes au-dessus des autres pour voir à quel moment l'édifice va s'écrouler, le roman fonctionne par couches successives : Hal traverse des moments de plus en plus difficiles (combat contre l'ennemi, torture d'un prisonnier mais "pour sauver des vies", mort de ses hommes, ...), tandis que Clara, de son côté, connaît des moments de détresse de plus en plus intenses, la narration ne cessant de passer de l'un à l'autre pour leur permettre de dérouler leur histoire en parallèle. Et ces deux histoires se rejoignent en deux fois, [spoilers]à l'occasion de deux attentats qui touchent d'abord Hal dans son esprit puis Clara dans son corps [/spoilers]. C'est le premier attentat qui constitue le véritable moment de basculement du livre, après lequel Hal deviendra véritablement un "refusant", pour lequel le mot "devoir" aura perdu son sens. On comprend alors que la véritable nature du terrorisme, c'est sa capacité à nous mettre complètement nus, à nous dépouiller de nos masques identitaires, alors que toutes les autres horreurs "normales" nous permettent toujours de conserver une place, un "en tant que" (je suis soldat, fonctionnaire, médecin, ... ... n'importe quoi que je peux citer sans dévoiler mon identité propre, mon "vrai nom", n'importe quoi derrière lequel je puisse me cacher et garder mes certitudes intactes). Sadie Jones fait donc de ses personnages de véritables cobayes psychologiques ; loin de nous emporter dans leurs passions et leurs sentiments etc, il me semble plutôt qu'elle les observe avec recul, justement comme on observe un animal dont on veut étudier les réactions. On peut tout à fait lui reprocher une certaine platitude dans le style, et dans les caractères de ses personnages, trop caricaturaux. J'ai même grincé des dents à la lecture de nombreux passages et dialogues, dont j'avais l'impression de les entendre "mal doublés" ; certaines phrases particulièrement plates m'ont aussi faite saigner des yeux. ("La robe de Clara était bleu nuit, assortie à ses yeux." - argh !!). Mais la platitude de l'écriture a aussi pour avantage de faire ressortir le côté "analyse de cas", nécessitant une sorte de froideur clinique qui ne s'embarrasse pas du style. Le livre fait 370 pages, qui se lisent facilement. J'en recommande la lecture.

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