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Je t'attends au milieu des mouettes par Tototte de Godillon

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Si je savais écrire comme Lobo Antunes, alors que seule dans ta chambre tu boirais ta bouteille de vodka, plutôt que d’imaginer le bruit que fait l’alcool dans ta tête je prendrais le temps de me mettre à écrire. Si comme lui je pouvais extraire de ta mémoire encrassée les résidus nocifs qui te rongent avec la délicatesse d’une aiguille sur l’écharde, je ne resterais pas là, avec mon tablier de cuisine, à frotter le vide en m’efforçant de ne penser à rien. Je passerais l’éponge sous l’eau, je la poserais sur le bord de l’évier, et après avoir accroché au clou ce tablier de cuisine que je porte à longueur de journée, j’irais m’asseoir à la petite table près du feu. Du bout des lèvres je grignoterais mon crayon en attrapant les mots qui passent devant ma fenêtre. Quoi que je pense, de toute façon, c’est toujours le bruit de la vodka que j’entends dans ma tête. J’essaie de me concentrer sur les assiettes, les verres et le lave-vaisselle défectueux. J’ai appelé le dépanneur ce matin, il est venu aussitôt mais n’a rien trouvé. Il est reparti en laissant le problème irrésolu. Maintenant que la nuit est tombée, que tout est propre dans la cuisine, je peux aller m’asseoir près du feu. J’essaie de penser à autre chose mais c’est toujours cela qui revient : le silence cacophonique de ton ivresse. Lorsque je n’entends plus rien, parce que tu finis par sombrer dans le sommeil, enroulée dans le désordre de ton lit comme un enfant perdu dans un drap mouillé étendu à la hâte et qui serait tombé du fil, alors je vais me coucher. Juste avant de dormir, je lis quelques pages de Lobo Antunes. *“Lorsque j’avais treize, quatorze, quinze ans et que je lisais tous les livres qui me tombaient sous la main, je revenais, je ne sais pourquoi, comme la langue recherche sans relâche une dent manquante, à ces vers français que j’avais copiés sur un cahier : Il y a toujours au fond de la souffrance une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée.” Lorsque je traverse les désespoirs et les ravissements, ces apogées de l’existence où rien ne peut me faire aller plus haut ou plus bas, lorsque le sentiment de vivre, de ressentir, de mourir, d’aimer est tel qu’il me semble indéfectiblement le dernier, alors il arrive qu’une poussière de livre vienne apaiser mes vertiges. Ce matin, en me réveillant, j’avais encore cette phrase au bout de la langue. En prenant ma douche : Il y a toujours au fond ... une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée. En me lavant les dents : Il y a toujours au fond ... une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée. Je veux que cette journée soit celle des promesses que l’on se fait et celle que l’on tient. Aujourd’hui, quoiqu’il arrive je m’installerai à la petite table près du feu. Tandis que je passais le savon sous mes bras, que le peigne et la crème se mettaient au travail - comme le temps passe vite sur la peau - j’ai pensé que si j’arrivais à tenir une seule de mes promesses, ce serait peut-être encore mieux que de savoir écrire comme Lobo Antunes. Tu es descendue dans la cuisine. J’avais préparé du café. Tu t’es servie et tu as allumé une cigarette. J’ai encore essayé de faire marcher le lave-vaisselle, mais il n’a rien voulu savoir. Alors plutôt que de pleurer - j’aurais pu m’asseoir, prendre dans mes mains mon visage fatigué et faire comme dans un tableau de Pierre Bonnard ou un livre d’Emile Zola - j’ai dit que j’en avais vraiment assez de ces machines qui ne fonctionnaient jamais, que ça ne pouvait plus durer, la vaisselle empilée, les casseroles graisseuses, les torchons trempés, le café collé au fond des tasses, je n’allais pas passer ma vie à me coltiner avec les restes des repas. Que le siècle où nous vivions ne servait pas uniquement à fabriquer de bonnes ménagères, et ainsi de suite. Toi, tu buvais ton café. Vodka café cigarette vodka café cigarette. Tu restais silencieuse et je savais bien qu’il n’y avait rien à ajouter. Que l’on pouvait tout au plus s’adresser au lave-vaisselle, à la serpillière, éventuellement au remplaçant du facteur qui apporte le courrier à quatre heures de l’après midi et repasse à cinq heures avec une lettre qu’il a oubliée. Que l’on pouvait injurier le voisin qui fait marcher sa tronçonneuse le dimanche matin, le boulanger qui pétrit son pain comme il fabriquerait des pneus, jusqu’à l’hiver, qui est cette année d’une redoutable ponctualité. Il existe peut-être au fond de la souffrance une fenêtre ouverte, éclairée. Mais il y a autant de raisons pour que l’envie de vivre s’assèche comme une tranche de pain qu’on aurait laissée trop longtemps dans le four. D’un ton moqueur, tu m’as demandé si je dormais avec mon tablier. Je me suis assise en face de toi. Il n’y avait rien à dire, mais je savais également qu’il fallait tout de même se mettre à table et resservir une fois de plus les mêmes plats réchauffés. C’était toujours le même discours. - C’est promis, j’arrête. J’essayais de comprendre et il n’y avait rien à comprendre. Tu ne pouvais pas faire autrement. Cela semblait être la seule explication. Et chaque jour tu déroulais la même promesse : - C’est fini, je te jure, c’est fini. J’aurais pu, de la même manière, m’asseoir en face de moi et tenir le discours suivant : - C’est promis, j’arrête avec ce tablier de cuisine. C’est promis, je vais me mettre à écrire. J’aurais essayé de comprendre et il n’y aurait rien eu à comprendre. Je ne pouvais pas faire autrement que toujours mettre ce foutu tablier de cuisine. Cela semblait être la seule explication. Tu es partie dans ta journée en sachant que tu n’avais que quelques heures avant le début de l’ivresse. Tu as tenté de t’y mettre, tu es allée là, chercher un travail et encore là, une motivation, et là et là et là et là, piétiner soigneusement toutes tes promesses du matin. Tu ne t’es pas vraiment pressée ; ce qu’on sait de manière trop évidente ne nous fait jamais courir. J’ai nettoyé la cuisine. J’ai appelé le réparateur. - Ca ne peut plus durer. - Je vais passer le prendre, ne comptez pas dessus avant un bon mois. Ce n’était vraiment pas le bon jour pour ranger le tablier. Mais juste après ton coup de téléphone - c’est fini, as-tu répété, c’est fini, j’en suis sûre. Tu verras, ce soir il n’y aura pas de bouteille de vodka - je suis allée m’asseoir à la petite table. Il y avait là toutes les chroniques de Lobo Antunes. *“La plus belle chose que j’aie vue jusqu’à ce jour n’est pas un tableau, ni un monument, ni une ville, ni une femme, ni la petite bergère en céramique de ma grand-mère Eva, ni la mer, ni la troisième minute de l’aurore chantée par les poètes : la plus belle chose que j’aie vue jusqu’à ce jour ce sont vingt mille hectares de tournesols à Baixa do Cassanje, en Angola.” J’ai cherché à m’imaginer tout ce que mes yeux verraient si j’écrivais comme Lobo Antunes. *“Quand je pense à toi, je songe à cette dernière lettre de Nerval écrite avant de se pendre à un réverbère rue de la Vieille-Lanterne : Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. “ Le plus difficile, c’était d’imaginer Baixa do Cassanje sans penser à la nuit noire et blanche. Je ne prendrai à Lobo Antunes ni ses champs de tournesols, ni le tram sur le chemin de Benfica ni le cimetière d’Abrigada. Ni ce titre : je t’attends au milieu des mouettes. Mais je vais tenir ma promesse, je vais jeter mon tablier et me mettre à écrire. Je reprendrai tout depuis le début. Je t’expliquerai une multitude de choses, tu verras ta naissance, ton enfance et ton adolescence ricocher sur le parterre d’un jardin où seules les fleurs de rocaille ont trouvé de quoi s’étendre. Ce sont des fleurs robustes, tu peux en être sûre. Je te raconterai la nuit qui est venue chercher ton père au bout d’une corde. Ce sera dur et cru ; je ne sais pas, comme Lobo Antunes, faire les choses en douceur. Personne ne sait et ne saura jamais ce qui s’est passé durant cette nuit noire et blanche, mais s’il le faut, j’inventerai une réponse parce que tu me fatigues, au fond, à rester toujours comme un doseur d’alcool en forme de point d’interrogation posé sur une bouteille. Je te dirai que je t’aime - les évidences sont bien trop silencieuses - mais qu’en définitive tu m’ennuies avec ton histoire, cela fait dix ans et que j’aimerais bien que tu changes de disque. Tu pourrais remplacer la vodka par une orange pressée. Et puis je ne sais pas moi, tu pourrais lire Lobo Antunes. Il te parlerait des milliers de tournesols à Baixa do Cassanje. Peut-être que ça te donnerait envie, toi aussi, de partir à la recherche d’une pépite de beauté enterrée quelque part sous les alluvions des guerres ordinaires. Et si - va savoir - quelqu’un qui t’attend au milieu des mouettes, il vaut mieux ne pas trop tarder à prendre la route. A Lobo Antunes Aux anges perdus A mes amis chemin :)

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