Je tiens depuis 18 ans, je peux bien tenir encore un mois.
Dans un mois je me casse, je tire pas ma révérence, je pars sans rien dire, sans rien emporter. Partir tout de suite, serait me trahir, trahir ma promesse, la promesse que je me suis faite à moi-même. Pas de regrets. Pas d'états d'âme. Je les laisse se bouffer, s'insulter, s'invectiver, qu'ils crèvent moi j'en peux plus. Je les aurai prévenus.
C'est dans cet état d'esprit que Mathias pénètre dans la forêt. Il l'appelle ''sa forêt''. C'est là qu'il vient toujours pour se calmer, pour s'apaiser. Pour réfléchir aussi. Toi, tu me manqueras, ma forêt. Il n'y a que toi qui me manqueras. Aujourd'hui je viens peut-être pour la dernière fois. Ton silence bruissant, ta lumière éclatée, tes tapis de mousse, tes sentiers, tes clairières
.
Une dernière fois, une dernière fois encore, prends-moi dans tes bras, berce-moi doucement.
''là là ça va aller, je suis là ...''
Oui chante-moi ta chanson des branches, des feuilles et des brindilles, convoque une dernière fois tes insectes, tes oiseaux et tes clochettes, offre-moi le concert de tes ruisseaux et de tes cascades, murmure-moi le clapotis de tes rigoles et de tes ruisseaux. Laisse venir à moi tes senteurs de terre humide, d'écorces brisées, de champignons fragiles, d'herbes froissées.
'là là ça va aller, tu peux t'allonger un moment
''
Mon regard se perd dans le ciel entre les cimes des arbres. Je les vois se balancer avec lenteur et majesté. Je peux suivre des yeux deux petits nuages blancs, quelques oiseaux de temps en temps. Au dessous de moi la chaleur de la terre. Là-haut la lumière du ciel.
Et moi, tout près de mes 18 ans, je suis là, entre ciel et terre, entre ici et nulle part, entre maintenant et après.
Mathias se relève d'un coup de rein. Je sais, je sais. Pas de quoi écrire à sa famille. T'emballe pas mon gars. C'est chouette, c'est beau, c'est tranquille. Mais c'est pas ça la vie. La vie c'est pas les petits oiseaux et les petites fleurs. La vie c'est les taloches, les torgnoles et tout ce qu'il y a autour. Alors c'est pas le moment de la jouer tendresse et blablabla. C'est le moment de la réflexion et si possible des décisions. A 18 ans il est temps. C'est bien joli de partir, mais après? Continuer les études, pas question. Les diplômes ça mène à rien. Bosser. Oui bosser pour la thune. De quoi bouffer, dormir et aimer. Le principal c'est aimer. Tout le reste ça vient après. La-dessus y a pas photo. Si les Vieux s'aimaient ils en seraient pas là. Attention, ils se sont pas toujours tapés dessus. C'est pour ça qu'il faut se poser les bonnes questions au bon moment. En même temps ils ont jamais été vraiment d'accord sur rien. C'est ça qui est grave. Surtout que la plupart du temps tout les deux ont raison. C'est vrai, ils devraient s'entendre comme larrons.
C'est autre chose, c'est plus profond.
Mathias accélère le pas. Le jour commence à baisser. Ou bien c'est la forêt qui devient plus épaisse. Sous ses pas roulent des cailloux luisants, il écarte rageusement des fougères envahissantes, les arbres se rapprochent et se resserrent. Des branches lui fouettent les jambes, le chemin devient ravin, ça descend de plus en plus, il se sent entrainé. Il commence à courir.
Je le crois pas, tout à l'heure je fondais pour ma forêt, j'avais les larmes pas loin, je percevais mon coeur dans mon corps, j'avais en moi la force et la douceur et maintenant me voilà en train de cavaler comme un dératé, je sais même plus où je suis ni où je vais.
Dis ma forêt, tu vas pas me lâcher, tu vas pas me faire du mal, tu vas pas me trahir toi aussi ?
''là là ça va aller
je suis là
avec toi
avec toi tu m'emporteras quand tu partiras
dans un mois
ou dans un an
ou quand tu seras plus grand.''
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