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l'Aspirine pratique pour tous par Brian von Roberts

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Il s’était mis au lit, donc, fenêtre ouverte et après avoir pris une douche presque froide. Puis il avait regardé quelques images du journal télévisé qui montraient le dôme d’une centrale nucléaire qu’on venait de coiffer d’un système expérimental composé de tuyaux qui arrosaient en permanence le sommet de l’enveloppe du réacteur, pour la rafraîchir, une précaution qui s’imposait parce qu’on venait d’enregistrer des températures de trente-huit degrés à l’ombre - une tiare réfrigérante, en quelque sorte. Sur une autre chaîne, un documentaire animalier expliquait que la mouche, en automne, s’engourdissait dès les premiers frimas d’octobre avant de mourir en quelques jours avant dès que la température descendait sous les dix degrés. Le sommeil avait fini par le gagner alors qu’il lisait le quatrième chapitre de la Guerre des Mondes ; le livre était posé à côté de la lampe, sur la table de chevet, corné à la page quarante-neuf. Il ne dormait pas depuis une heure lorsqu’il avait dû se lever pour aller répondre au téléphone - ou, du moins, pour faire taire cette saleté de sonnerie. Il trouvait parfaitement déplacé qu’on l’appelle à onze heures du soir et, en même temps, il n’arrivait pas à se mettre en colère. L’inquiétude ? La peur d’une mauvaise nouvelle ? Non, ses sensations-là se trouvaient maintenant loin derrière lui et lui étaient devenues totalement étrangères. C’était appréciable, lorsqu’on a eu sa distribution de mauvais moments, d’avoir le luxe de ne plus en attendre d’autres et de pouvoir marcher sereinenement vers un téléphone qui se met à gueuler en pleine nuit. A l’autre bout du fil, c’était une voix datant de la préhistoire et qui l’appelait une ou deux fois par an pour maintenir une illusion de contact - Béatrice, une vieille amie. Il aurait dû réaliser qu’à pareille heure ce ne pouvait être qu’elle. Béatrice ! Les mots ne viennent pas facilement lorsqu’on se réveille, et avec elle il n’aimait pas beaucoup se sentir en position d’infériorité. Parce que c’était bien cela la réalité : il avait la voix pâteuse et allait se laisser engluer telle une mouche dans les fils colants de sa conversation. Raccrocher ? Invoquer le bon sens qui veut qui veut qu’il soit préférable de ne pas téléphoner pendant un orage ? Il n’avait pas envie de prétextes à onze heures du soir parce qu’il sentait encore en lui un atome intact d’affection pour elle, même s’il savait préférable de regarder les choses en face. Ils avaient été d’excellents amis à l’université, autrefois, et aujourd’hui, parce qu’ils avaient suivi des évolutions différentes, ce n’était plus tout à fait la même Béatrice mais une sorte de snob dépressive qui suivait une analyse et réalisait de petits bricolages artistiques. Il était organisé, maintenant. Préventivement, sur la table du téléphone, il y avait toujours une bouteille minérale et un verre,et le tube d’aspirine était toujours rangé dans le tiroir. Si bien qu’en l’écoutant il n’avait qu’un geste à faire et il se sentait déjà mieux en regardant les cachets effervescents se dissooudre dans l’eau - elle avai entendu le pétillement, une fois, et il avait dû expliquer qu’il finissait un fond de champagne. Comme d’habitude, elle l’appelait pour parler de choses insignifiantes. Depuis qu’elle habitait la montagne, elle était capable de s’extasier une heure sur les sensations qu’elle éprouvait le matin en entendant le son si particulier d’une cloche de vache. Ou ce pouvait être une fleur qu’elle décrivait, le goût subtil d’un fromage. Elle commençait toujours de cette façon, par des banalité végétales ou gustatives, puis la discussion dérivait peu à peu pour finir dans un océan de platitudes psychologiques. C’était là qu’il fallait être vigilent. Généralement, il la laissait disséquer et décortiquer une demi-heure environ, et épluchait même un peu avec elle pour éviter d’être submergé. Il écoutait chaque mot attentivement, guettant celui qui permettrait de retourner la situation par une habile transition.Il trouvait toujours une phrase qui commençait par au fait ou à propos, et alors il savait déjà qu’il avait déjà au moins une jambe hors de la toile d’araignée. Un procédé qui fonctionnait bien consistait à entraîner la conversation sur des terrains où il avait de solides connaissances, par exemple les films ou les livres. Là, c’étaient des sujets où il avait ses marques et sur lesquels on pouvait difficilement le distancer - les mots venaient tout seuls, des mots à lui qui n’avaient rien de prémâché. Comme elle avait des goûts cinématographiques très conventionnels il ne la manquait jamais de la démonter, de telle sorte que la conversation avortait. Un jour, il ne s’était pas privé de lui dire qu’elle n’allait voir que de petits films d’auteurs français, intimistes et chiants, et qu’en l’écoutant il avait l’impression de retrouver presque mot pour les colonnes de Télérama. C’était du beau travail : il avait bien tourné sa phrase, en y mettant la prudence et l’humour nécessaire pour qu’elle ne se sente pas agressée, mais il savait qu’il avait marqué un point et, alors qu’elle venait de raccrocher, il n’avait pu s’empêcher de l’imaginer rageant dans sa cuisine. L’ennui était qu’elle était plus résistante depuis quelques temps, à la façon des bactéries qui deviennent insensibles aux antibiotiques. Il arrivait à placer un mot, une phrase ? Elle reprenait le dessus sans scrupule aucun de lui couper la parole. Cette fois-là, elle l’appelait pour lui parler d’une préparation pour entremets qu’elle venait de trouver dans un magasin de produits biologiques, et pour lui confier qu’il ne se passait pas grand-chose dans sa vie - ce qui voulait rien en général et rien de sexuel en particulier, le piège à éviter étant évidemment de vouloir aprofondir l’un ou l’autre des deux aspects. Elle voulait juste se rassurer, savoir si elle était la seule dans ce cas de misère, et elle avait raccroché au bout d’un quart d’heure, de sa propre iniative, en s’excusant de bâiller parce qu’elle avait pris un somnifère dont les effets commençaient à se faire sentir. Heureusement qu’il était détendu, parce que c’était effroyable de comprendre qu’elle l’avait appelé sans se soucier de l’heure, gratuitement, dans l’unique but de rien dire. Elle l’avait réveillé pour pouvoir s’endormir, pensant trouver un public attentif possédant la même notion approximative du temps qu’elle. Il ressentait un tel mélange de pitié et d’indulgence qu’il n’arrivait pas vraiment à lui en vouloir. Qu’importe ce qu’elle était devenue. Elle faisait partie de son tout premier et défunt cercle d’amis, une fois pour toutes ; des années après le naufrage elle continuait à flotter sur un cannot de sauvetage sans qu’il ait le cran de remettre en question sa qualité d’unique rescapée. Et, d’ailleurs, qui sait si elle n’avait pas de lui une opinion similaire. C’était peut-être par pure nostalgie qu’elle maintenait le contact, pour se souvenir d’une certaine chaleur tout en pensant que les années avaient fait de lui un célibataire imbuvable.

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