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déjà... par Apeupadurer

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Déjà..... La sonnerie du téléphone à 6h30 le matin, ce n’est pas très courant. Et c’est inquiétant…. Vous décrochez : « Monsieur…. » « Madame ? C’est l’Hôpital, je suppose ? » « Oui…Comment avez-vous trouvé votre père hier ? Son état ? » « Catastrophique.. » Vous avez compris. Depuis plusieurs jours d’ailleurs, depuis que l’équipe médicale, au complet, vous a convoqué pour vous indiquer que « tous les clignotants sont au rouge », et que seule la morphine, à dose maximale… « Désirez vous que nous poursuivions les soins ? ». Vous savez qu’il faut bien dire « non » : pourquoi un mot si court, que vous savez si raisonnable, est-il resté entravé dans votre bouche ouverte ? Vous regardez, comme accusé, les blouses blanches qui attendent votre verdict : on vous regarde, avec patience. On attend. Vous ne pouvez pas refermer la bouche, vous demeurez figé, comme un vieux masque de tragédie grecque. Mais la scène doit être jouée jusqu’au bout, et cet instant d’éternité glacée s’évanouir, comme un hoquet du Temps. Quelqu’un a dit : « Il faut cesser… ». C’était vous. ‘Laisser filer’, ne pas prolonger l’insupportable agonie, ces yeux qui errent sous la grisaille du plafond décrépit, ces sons rauques surgis de lèvres qui ne parlent plus, ces mains crispées, osseuses, qui ne sentent plus, mais savent. Déjà. « Monsieur ? » « Oui, Madame, j’ai compris. » « Vous pouvez passer…si vous le désirez ». « Je viens ». « Monsieur ? » « Oui ? » « Pardonnez moi de vous demander ça maintenant….Mais les effets personnels de votre père, ses chaussures surtout,…il y a beaucoup de pauvres ici,…accepteriez vous de nous les laisser ? » C’est comme dans un rêve : « Oui, bien sûr ». Nous naissons nus. Il est juste que nous repartions dépouillés de tout. Je pense à lui, prisonnier, stalag 51, si peu vêtu. ---------- La petite chambre où il repose, est, pour l’occasion, séparée en deux par un méchant drap jaunâtre. « Votre Père est décédé à 5 h ce matin, Monsieur : je vous laisse ? ». Mort au petit matin : ça t’allait bien mon père ! ------- Nous avons beau voir : nous ne comprenons pas encore. Ce que l’esprit a saisi, « l’âme » le refuse encore. Encore un peu, s’il te plait ! Et puis voilà : vous vous êtes laissé tomber sur la chaise, et la mémoire a livré ses premiers assauts. Souvenirs en désordre, les chahuts, les vacances au bord de mer, la première voiture pour ses 40 ans (une « Frégate » d’occasion…), ce vieux 13ème arrondissement de Paris dont il ne reste rien, son excessive et amère sévérité, le poste de radio qu’il avait fabriqué de ses mains, et qu’à sa grande colère, vous utilisiez pour écouter « Salut les copains »… Pourquoi les souvenirs les plus anciens ? Pourquoi les plus mauvais ont-ils changé de couleur, comme si le « jamais plus » effaçait les chagrins relatifs et restituait le temps passé à la vérité de la vie ? Vous regardez incrédule encore, ce visage si calme et désormais sans regard, et, si incongru qu’une citation puisse paraître en cet instant….vous songez à Hegel : « La Beauté est le monde sensible dans l’horizon de la mort ». Vous n’aviez jamais pensé que votre père puisse être beau.

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