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Les femmes dans les cuisines par Tcherenkov

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Je crois que si je ne suis pas née homme, c’est parce que j’aurais passé ma vie entière avec les femmes dans les cuisines. J’aurais trouvé toutes les raisons du monde pour m’y trouver sans cesse, à en devenir insupportable. Je serais passé directement de ma mère à mon épouse, peut-être à plusieurs, et l’existence n’aurait eu d’intérêt qu’aux heures de préparations des repas. Le reste du temps aurait été creux et vide et aucune envie ne me serait venue de le remplir avec quoi que ce soit, car rien, rien, rien n’aurait jamais valu le coup d’être vécu en dehors de la vie dans les cuisines. Les repas m’intéressent assez peu. Partager le machouillage et le broyage des nourritures, assister au spectacle des lèvres grasses et des langues qui cherchent à faire disparaître un morceau de salade collé sur les incisives, donnant toujours à celui qui en est victime l’air de celui qui s’est pris un pain la veille alors qu’il n’avait rien demandé à personne, qu’il était le plus brave et que sa dent en moins il est devenu le plus con, bref, partager de concert les schlurps qui viennent invariablement ponctuer l’absorption des sauces et des yaourts, et ceux de la glotte en train de faire l’ascenseur sous la pression des liquides, cette farandole de borborygmes couplés de bavures et de grimaces tient plus d’une nécessité sociale que du plaisir, et si je m’y plie, c’est bien parce que c’est lui ou que c’est elle, ou que c’est eux. Sans doute est il inutile d’ajouter que je préfère de loin la communion du schlurp dans mon lit, à écouter le son des corps au fond des draps, mais je l'ajoute quand même, au cas où j'oublierais. J’ai toujours aimé les femmes dans les cuisines. Je me souviens que mes plus belles rédactions ont été concoctées dans cet espace chaud et fumant où ma mère savait mieux que personne « faire avec rien ». Il y avait dans ce « faire avec rien » quelque chose qui tenait de la magie. Elle aurait pu sortir des lapins et des femmes coupées en morceaux, mais nous devions manger, alors elle nous sortait des jus moelleux, tendres et persillés pour nos viandes, des effluves de vanille dans le riz au lait, des morceaux de framboises du jardin dans les sorbets, la couleur caramelle des pommes au four, et plus tard, j’y revins attirée par le craquant des morilles et le gouleyant du vin jaune, baignant dans le coq qu’elle allait plumer chez mémé. Et toujours, lorsque l'occasion se présentait de me tenir non loin de la cuisine dans ces moments de préparatifs, une somme monumentale de choses à écrire fleurissaient dans ma tête, des poèmes que ma sœur me chourait pour envoyer à ses petits amis, des notes sur des carnets que je fabriquais moi même avec les pages du Progrès ou de Sylvain et Sylvette, et puis ces rédactions enchanteresses aux sujets inspirants : « racontez vos dernières vacances » - qui me mettaient en transe. Lorsque la cuisine n’était pas en fonction la famille ne m’intéressait plus, ni mes frères et sœurs, ni mes parents, ni le lieu familial. Je ne m’ennuyais pas encore comme je m’ennuie aujourd’hui, alors que plus aucune préparation culinaire n’a lieu de façon régulière dans ma vie, mais je m'y entraînais déjà. Mes vraies amies, qui sont aussi rares que mes moments d’allégresse, ont en commun cet immense talent d’être des virtuoses du « faire avec rien ». J’ai pensé (disons que cela m’a traversé) qu’elles m’acceptaient à l’intérieur de ce périmètre enivrant par pure gentillesse, bien que j’en aie toujours douté, car avant d’être quoique ce soit nous essayons d’être, et c’est bien suffisant. Nous ne sommes ni gentilles, ni ceci, ni cela, nous sommes « amplement ». Lorsque par bonheur je retrouve l’une d'elles pour quelques jours à vivre ensemble, je cale mes histoires de manière à pouvoir les torcher le temps d’une préparation culinaire simple, un peu plus long qu’une omelette mais beaucoup moins qu’un congre en cotriade. L’écriture et la cuisine tiennent du même procédé. Tandis qu’elles mettent dans le fond de la cocotte tout ce qui, emmêlés et cuits, va aboutir à cette réjouissance finale sur la subtile papille, je fais revenir sur le feu de mon inspiration quelques ingrédients que je vais cueillir dans l’immense jardin de ma mémoire et dans celui encore plus vaste de mon imagination, que je blanchis ensuite de manière à les rendre transparents et lisibles. Un jour que j’écrivais une histoire qui s’appelait les serviettes mouillées, dans laquelle un enfant provoque un accident de voiture en formant une bulle géante avec un malabar qui vient se coller sur le visage du conducteur, et que sur cette histoire je n’avais pipé mot, l’une de mes talentueuses amies s’est manifestée bruyamment depuis la cuisine : - Putain, mon bœuf bourguignon y sent le malabar. C’est là que j’ai compris l’extraordinaire subtilité des échanges de fumets, et aussi toute une série d’autres choses qu’il serait trop long d’expliquer ici.

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