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Le rêve de l'escalier par Colinec

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Ce jour-là, ta copine Claudine - oui, elle est encore là ! - t'a invitée à dîner. Elle sait que tu n'as pas le moral, depuis que, fuyant la débâcle de ton ménage et le mari qui va avec, tu as emménagé toute seule avec les enfants, dans cette maison minuscule où tout est à faire. Les copines, ça tient chaud ! Pour la circonstance et la soirée, ta sœur s'est chargée des trois monstres. Avant d'aller te mettre les pieds sous la table, tu as encore le temps de fixer le meuble à chaussures dans l'escalier. Oui, dans l'escalier, il faut exploiter au maximum le peu d'espace disponible. Au travail, donc. Le meuble à chaussures sera placé là, près de la porte. Ce sera pratique. Mais d'abord, démonter la patère qui porte tous les manteaux. Elle ira de l'autre côté. Tournevis ! Merde, où est le tournevis ? Tu le trouves dans la salle de bains, à côté du lavabo, là où tu as fixé le porte-serviettes. En attendant, tu poses les manteaux dans l'escalier. Dans un quart d'heure tout au plus, ils auront retrouvé leur porte-manteaux. Deux vis à enlever. Évidemment, ça résiste, cette saloperie. Et d'une. Bon. Patère enlevée! Tu avais aussi acheté des chevilles Molly et la pince spéciale rouge et noire qui va avec. Où diable les as-tu mises? Voyons... Tu fonces au garage, tu cours, voles, fais une glissade dans la boue du jardin, te ramasses sur les mains, putain, ça fait mal. Tu avais oublié ça. Te voilà toute petite. Tu te relèves et reprends le chemin du garage. Quelle gourde ! Là, aucune pince Molly. Évidemment... Ah oui, ça te revient, hier tu as accroché au deuxième étage des crémaillères pour les étagères des enfants. Retour à la case maison. La nuit ne va pas tarder, dépêche-toi ! Tu montes au deuxième, jetant au passage un coup d'œil méfiant aux manteaux entassés dans l'escalier. Heureusement, les mômes ne sont pas là, c'est dangereux, ces manteaux, ça glisse. Tu les évites soigneusement et montes. La pince est bien restée là, au deuxième. Ouf ! Tu en profites pour contempler ton œuvre d'hier. Ils vont être contents de pouvoir ranger leurs livres. Formidable ! Toute joyeuse à cette perspective, tu t'engages allégrement dans l'escalier, descends en sifflotant, la tête déjà dans le meuble à chaussures, et la pince Molly brandie fièrement. Vision glorieuse mais fugitive du triomphe de la bricoleuse. C'est alors que tu poses le pied sur la parka. Elle t'attendait au tournant, la salope, avec sa belle doublure en nylon bien glissant, et là, plus de sifflet., plus de triomphe, plus de gloire ! Tu te mets à dévaler, tes bras battent l'espace, tes mains ne rencontrent que le vide, tu sens que ton coude heurte le mur. La pince Molly t'échappe. Un virage, un genou résonne contre la rampe, un deuxième virage, ta tête a frappé une marche. Tout s'emballe et s'embrouille et tu atterris en vrac un demi-étage plus bas. Tu as senti – et entendu, te semble-t-il - craquer ton pied gauche. Immobile, tu retiens ton souffle et attends que le silence revienne dans ta tête. Les yeux fermés, tu demandes à ton corps comment il va... pas de réponse. Pas de douleur fulgurante. Tu oses ouvrir les yeux. Avec prudence. Inspection. Pas de mare de sang. Tout est à sa place, sauf ton pied gauche, qui a l'air mal monté, tourné qu'il est dans le mauvais sens. Quand on a une fracture, on a très mal, non ? Tu n'as pas très mal. Bon. Peux-tu te mettre debout ? Oui. Alors, rien de cassé... Tu te mets en marche péniblement, tordue comme une centenaire, te tenant les reins. Ton pied s'est remis dans le bon sens, ouf ! Il fait un peu mal quand même. Le meuble à chaussures attendra demain. Tu as jeté les manteaux dans ta chambre. Ce serait trop bête de retomber dessus... Tu souris, jaune. La paume de tes mains brûle encore. Tu te dis que tu dois être sexy, tiens! Tu te hisses dans ta voiture en serrant les dents pour étouffer les gémissements, direction la copine ! Tu fais mentalement le bilan : finalement, c'est au coude que tu as le plus mal. Très mal même. A vrai dire tu as même carrément envie de hurler, mais tu sais te tenir. Même quand il n'y a personne. Il faut encore s'extraire de la voiture. Tu n'avais jamais remarqué que tu avais autant de bras, de jambes et de membres divers. Ascension de l'escalier. On n'a pas idée d'habiter au quatrième sans ascenseur... Tu souffles comme une vieille forge. Claudine t'attend sur le palier, tout sourire... un sourire qui fond littéralement et se transforme en rictus douloureux dès qu'elle te voit. Tu dois avoir une sale tronche. Tu lui racontes ta mésaventure et lui demandes de l'éosine pour ton coude, bien écorché. - Et ça, qu'est-ce que c'est ? - Ah, ça ? C'est rien, je me suis éraflé les mains dans le jardin. - On n'a pas idée. Attends, je désinfecte tout ça. - Merci. Je veux bien. - Voilà... Ça va mieux ? - Oui, merci. T'es chou. - Bon, alors maintenant, on va peut-être pouvoir... - Prendre l'apéro ? Oh, oui, c'est pas de refus. - Non, je voulais dire..., hasarde-t-elle, ... aller à l'hôpital, plutôt. Qu'est-ce que t' en dis ? - A l'hôpital ? Pour une écorchure au coude ? Certainement pas! Muette, elle a les yeux fixés sur tes pieds, le visage tordu par une grimace épouvantable. Ce qu'elle peut être moche, Claudine, quand elle s'y met ! Tu suis son regard et découvres avec stupeur que ton pied gauche a tellement enflé qu'il déborde de la chaussure, c'est monstrueux. Absolument monstrueux. Une patte d'éléphant. Ça n'a pas de forme. Mais bizarrement tu n'as pas très mal. Tu regardes tour à tour ton pied et ta copine. Ta copine et ton énorme pied. Son regard terrifié et sa grimace... Soudain vous êtes prises toutes les deux d'un fou rire qui ne vous lâchera plus jusqu'aux Urgences. Se bidonner aux Urgences, ça se fait pas, surtout quand on est la blessée, dit le regard réprobateur de l'infirmière. Cela dit, c'est comme l'accouchement sans douleur, on a moins mal. Pour la première fois depuis longtemps, tu prendras de vraies vacances. Entorse avec arrachement osseux. C'est à l'énoncé du diagnostic que la douleur arrive. Il y a des mots qui font mal. Plâtrée pour un mois, piqûres quotidiennes, enfants chez leur père. Plus de chevilles Molly non plus. Le pied!

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