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Charlot n'est pas mort par Annaconte

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Alors voici comment les choses commencent. Tranquillou. Sans fanfare. Dans un petit village de chez nous, bien pénard. Où rien jamais n’arrive. Où jamais rien ne se passe. L’avenue principale, désormais vidée de ses commerces, grilles baissées, désertée de ses habitants ordinaires, les derniers qui résistent vivent fenêtres fermées, reclus dans leur tour d’ivoire. (Ah le double vitrage « nouvelles normes » qui va sûrement se doter tôt ou tard d’un quadruple feuilletage, il a bon dos ! On ne voit rien, on n’entend rien, on se la boucle.) S’accrochent les deux derniers cafés. D’un côté de la rue, celui du coin. . Et de l’autre côté, celui d’en face. Celui d’en face c’est un repaire de vieux cow-boys, un peu brigands, mais sympathiques, qui avaient misé autrefois sur la future idole des jeunes, Johnny, et dès ses débuts, alors qu’il chantait, à peine remarqué, accompagné d’une une sono de misère, sur une estrade en planches dressée au milieu de la salle des fêtes, et sur lequel personne n’aurait parié un kopeck. Ici, on joue aux cartes et si on n’y joue pas, on regarde en face le café du coin, pour voir ce qui s’y passe, en tout cas on « espinche » les va-et-vient des uns et des autres, on scrute au cas où quelque chose se passerait. Le café du coin, justement, on n’y entre pas comme ça, et n’y entre pas qui veut. Le patron veille au grain. Faut montrer patte blanche. Surtout après vingt heures le soir. Les stores sont d’ailleurs baissés, ça fait très club privé du coup. La tranquillité des consommateurs et aussi des derniers riverains en dépend. En revanche, si on y entre, malencontreusement, même sur le coup de midi, sans y avoir été amicalement invité, on prend le risque d’en être éjecté aussi sec. Sans apéro. Et sans sommation. J’y consens : l’intrus là, dont il s'agit, et qui insiste pour entrer, a de quoi énerver. D’abord il est « étranger ». Je veux dire « nouveau » dans le pays. On ne sait rien de lui. Il a débarqué y a pas deux mois et sillonne les rues du village en scandant des slogans incompréhensibles au quidam mal préparé, dans une langue hermétique, et avec un timbre de voix métallique qui a le don de vous vriller les nerfs dès la seconde tirade et de vous irriter au plus haut degré. Cela fait comme des grands coups de cymbales dans les oreilles. Ensuite, bien que grand et athlétique, il déambule vivement, appuyé sur des béquilles, qu’il n’utilise qu’un jour sur deux, et le comble c’est que l’autre matin il a même eu l’audace de se présenter sans ses cannes dans la dernière quincaillerie (du département sans doute, peut-être même de la région,) pour acheter deux pelles de belle facture, sans en discuter le prix et qu’il a réglées en liquide ; le vieux quincaillier qui pourtant en a vu d’autres, n’en est toujours pas revenu ! Voilà plus de dix ans, depuis l’ouverture du Bricorabanne en périphérie, qu’il n’avait plus vendu un seul outil de jardinage ! C’est vous dire le raffut que ça a du soulever, lorsque le bonhomme a osé mettre un pied tout à fait vaillant, dans l’établissement du coin, à cette heure propice où les bons clients déjà lourds d’effluves d’alcool et de tabac (zut cela ne se peut plus, la loi est passée par là aussi j’imagine !) fraternisaient joyeusement entre potes très autochtones. Manu militari évacué, et pas qu’un peu, mais sans violence, j'en atteste, un bâton braqué dans le dos, poussé sur le trottoir par un patron excédé –trop c’est trop- le fauteur de trouble en un instant et en moins de cent mètres, fut mis hors d’état de nuire. Nous n’étions que très peu à cet instant sur l’avenue. Une petite dizaine de témoins. Pas davantage. Une petite dizaine aussi, et pas davantage, de secondes. Pas plus. Tout s’était déroulé proprement, sans cri, sans heurt, sans bavure. Personne n’est intervenu. Le bâton était très dissuasif et l’atmosphère ne s’y prêtait guère. C’était comme dans un de ces vieux films de Charlie Chaplin. Quand on vire Charlot un peu ivre, en le rudoyant par la manche, sans un mot –uniquement les sous titres- et sans autre forme de procès. Avec seulement, l'accompagnement du piano mécanique. Mi tragique, mi burlesque. A vous de choisir. Un film muet, de l’époque, en noir et blanc. Tourné dans un village où il fait bon vivre comme le certifie le dernier fascicule de l'Office des toutes nouvelles et réhabilitées Habitations à Loyers Modérées. Chez nous quoi. Mais aujourd’hui. Entre Noirs et Blancs. Et en multicolor. C’était midi. Et le soleil plombait le pavé. « C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. »* Non, ce n’est pas vrai. Je n’ai pas fait un pas. Ni même un geste. De toutes façons, cela n’a rien à voir, ce n’est pas la même histoire. J’ai poursuivi mon chemin. Comme si de rien n’était. Simplement, depuis, j’ai comme une tache au milieu du front. Bleue, presque marine. * Albert Camus bien entendu / L'Etranger, la scène du meurtre de l'arabe. Et aussi : la scène du meurtre de l'homo, du paralytique, du malade, du vieux, du pas pareil, du voisin, du cousin, du frère même, du moment qu'il dérange. Et voilà comment les choses commencent..........................et cristallisent.

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