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Rendez vous par Cherenko

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Lorsque je n’ai pas eu de rendez vous depuis longtemps, j’en invente que je note sur un agenda aussi minuscule qu’un dé à coudre : «samedi 15 heures devant la bibliothèque » Dans les grands jours, je fais du zèle : «lundi 20 heures devant la gare », «16h30 jeudi devant la caserne (des pompiers) », « dimanche 10h chez F ». Ensuite, lorsque mon agenda pas plus grand qu’un dé à coudre est rempli, je regarde tous ces rendez vous que je dois honorer et je porte ma main au front en prenant un air épuisé. Le premier se passe toujours très bien. Je me rencontre et me salue très fraternellement. S’il s’agit d’un premier rendez vous je dis des choses assez banales : «vous êtes exactement comme je vous imaginais » ou « je ne m’attendais pas du tout à ça, je suis terriblement déçue » ou « j’ai l’impression de vous connaître déjà, c’est troublant » ou « cette rencontre est de toute évidence un malentendu » Généralement, après je n’ai plus rien à dire alors on va voir les livres et on fait quelques commentaires. S’il s’agit d’un énième rendez vous, c’est beaucoup plus difficile. Tout lasse, et surtout les énièmes rendez vous. On ne sait plus quoi en faire, de ces rencontres à répétition. Alors je la joue bonhomme : « salut vieille branche, toujours pareille, t’as pas changé » et je vous passe le reste, mortellement ennuyeux. Il y a quelques jours, il est arrivé quand même une chose étrange. Nous avions rendez vous pour la énième fois à une terrasse de café, il faisait très beau comme cela n’était pas arrivé depuis longtemps, et cet été provisoire avait l’allure d’un spectacle qu’on aurait raté pour rien au monde. Une couche de lumière chaude et dorée s’étirait partout avec quelques belles flaques d’ombre cachées dans les replis de cette magnifique nature morte qui était ce lieu où j’avais rendez vous. Lorsque je suis arrivée il n’y avait personne. J’ai attendu une heure. Je me disais qu’il était bien normal, au fond, qu’il n’y ait personne puisque j’avais rendez vous avec moi même, et que moi même étant là, cette absence remarquée me ramenait somme toute à ma normalité. Je prenais conscience que tout cela n’avait aucun sens, et qu’on ne peut avoir rendez vous qu’avec un autre différent, avec des jambes qui ne marchent pas comme vous, une tête qui pense différemment, des yeux qui n’ont pas la même couleur. Je me disais : au fond, tu es quelqu’un de très sain, de très équilibré, à qui on ne la fait pas. Il faisait très chaud, la lumière était devenue blanche et les ombres très noires, tout était de plus en plus tranché, si tranché que tout ce qui se trouvait dans les ombres était devenu presque invisible. Ainsi voyait on des hommes et des femmes disparaître puis réapparaître au sortir du sombre périmètre. Un jeune homme passa à vélo devant moi, je le vis s’engouffrer dans une grande tâche d’ombre et j’attendis la suite qui ne vint pas, celui là fut sans doute dévoré par l’obscurité. C’est juste après que je me vis arriver. Je venais de loin, du bout de la rue, je marchais les mains dans les poches d’une veste très courte et très légère en tordant un peu des fesses à cause des talons bleu marine qui claquaient sur les pavés. J’étais habillée comme dans un dimanche à grande cérémonie, ça se voyait à la coupe de la robe. J’avançais très sûrement vers moi même, avec la démarche alerte de quelqu’un qui sait où il va. Je n’étais pas du tout ce à quoi je m’attendais. C’était pourtant, comme je l’ai déjà dit, une énième rencontre. On s’était vues souvent, puis de moins en moins, puis plus du tout jusqu’à ce que je décide de ce rendez vous. Celle qui se dirigeait vers moi était méconnaissable. J’étais heureuse de cet inattendu. Ce que j’avais pris pour un accès de lucidité en pensant qu’il était impossible d’avoir un rendez vous avec soi même brûla comme un feu de paille et finit dans les cendres de toutes ces petites prises de conscience qu’il nous arrive d’avoir et qui sont aussi capricieuses que les humeurs. Tout changea autour de moi et en moi à la perspective de cet autre moi même qui s'approchait tranquillement. Le monde prit soudain du relief et de l'intensité. J'étais encore capable de m’étonner, cela me mit en grande joie. Elle me fit signe et traversa la rue pour venir me rejoindre. Tandis qu'elle ne me quittait pas des yeux et qu'un sourire moqueur babillait son visage d'une joyeuse ironie, elle disparut dans la crevasse profonde et noire d'une ombre qui formait une diagonale entre la terrasse du café à l’épicerie d’en face. Et bien évidemment n’en sortit jamais.

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