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la 404 de mon père par Tzigane50

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Après la 403, il avait opté pour une 404 blanche, avec ses feux arrières piquants, pointus, dépassant du coffre, comme deux ailerons, 2 ogives-2 fenêtres ogivales où se seraient superposées non pas des scènes de l’ancien ou du Nouveau Testament, mais les feux, les 3 feux que connaissaient les voitures : feux de position, feux stops et clignotants. En ce temps-là les voitures n’avaient pas de feux de recul. En ce temps-là les voitures n’étaient pas faites pour reculer mais pour avancer. Et elle avançait la 404. Je me souviens du jour où elle franchit la barre fatidique des 100 000 km. Nous étions quelque part du côté du Perray-en-Yvelines, sur la Nationale 10 et il était fier, mon père, car c’était comme si sa voiture, nous expliquait-il avait fait plus de 2 fois le tour de la terre. Et ce moment unique, ce basculement, ce changement d’ère, ces cinq zéros qui s’étaient alignés au compteur, cette transfiguration de la 404, avaient eu lieu, par une sorte de miracle, ou d’étonnante concordance, à l’instant même où nous passions auprès d’un panneau qui indiquait solennellement, mais avec une nonchalance toute parisienne «vous êtes à 50km de paris Notre-Dame». Ainsi la 404 était relié au cœur même de la France, à ce parvis si beau, à l’île de la cité, mais aussi à l’Eglise, à Dieu. A moment même où elle franchissait-comme d’autres avaient franchi le Cap de Bonne Espérance-le cap des 100 000 km, voilà qu’un signe du ciel nous était adressé. Des fils secrets reliaient notre humble voiture à cette cathédrale qui avait vu le sacre de Napoléon, le Te deum de 1945 du Général de Gaulle, et dont les 2 clochers robustes, carrés, symétriques, étaient pour moi les plus beaux que ceux de Chartres auxquels il vouait un culte qui me restait mystérieux. Je crois que cette révélation du lien ténu mais désormais avéré qui unissait la 404 à Dieu et à la France dût consoler mon père de bien des humiliations, de bien des déboires et lui rappeler , lui qui ne le savait sans doute que trop , que la rédemption et la grâce ne nous touchent que dans les pires moments, qu’au cœur de l’épreuve, qu’à l’instant même où nous allons basculer dans le désespoir, la révolte ou la colère. Car le Perray-en-Yvelines, ce village en apparence inoffensif, était en fait un calvaire pour l’automobiliste-et comme ces hameaux, bourgades ou rivières perdues qui ont donné leur nom à un désastre national (Waterloo, la Bérésina, le chemin des dames) on ne le prononçait et le nommait qu’avec une sorte de consternation mêlée de respect. D’ailleurs on ne disait même pas «le Perray-en-Yvelines». Non, on disait bien plus brutalement, avec des airs de connivence face à l’allant-de-soi du malheur, à sa bêtise et à sa simplicité, on disait donc «le feu du perray-en-Yvelines ». Car il y avait un feu au Perray-en-Yvelines, un feu rouge. Et bien qu’il ne servît qu’à livrer passage à quelques échappées d’une départementale insignifiante, il occasionnait, les jours de grand départ ou de grand retour, un bouchon conséquent sur la Nationale 10- et dévastateur pour le moral de mon père. Comprenons bien : nous venions de la banlieue où nous allions à l'école et nous avions livré bataille des heures durant à Paris. C’étaient les temps héroïques: le périphérique était en construction, les voies sur berge inexistantes. Il fallait se faufiler parmi des hordes de parisiens menaçants, sûrs de leur fait. Mon père variait les approches, changeait d’itinéraire au dernier moment , improvisait quelque coup d’éclat, trompait l’ennemi par un de ces stratagèmes osés que seul un provincial peut tenter, et qui, à la guerre, en amour ou au volant, décident parfois du monde, du bonheur d’un jour ou de la fin heureuse d’un voyage. N’empêche : nous n’arrivions jamais tout à fait indemnes au Tunnel de St Cloud et souvent la 404, jeune encore et comme fragile, perdait-elle son calme, s’émouvait, s’échauffait. Nous nous arrêtions pour la laisser refroidir. La traversée de Paris révélait cette vieille faiblesse des Peugeot , cette maladie qu’elles eurent toutes jusque dans les années 80, de chauffer, de ne pas supporter les embouteillages. Elles étaient faites pour rouler, pour avancer, elles n’acceptèrent le monde et ses lenteurs que tardivement. Quand enfin nous quittions Paris,quelle joie! Quel ! Mon père se relâchait, oubliait d'en vouloir à sa 404 qui l'avait trahi en plein combat, reprenait confiance en lui, en l'humanité et franchissait avec aisance le triangle de Roquencourt. Mais, comme ces nations qui, une fois la paix revenue aux frontières, se plongent subrepticement et avec délices dans les horreurs de la guerre civile, à peine les dangers écartés que mes sœurs et moi reprenions nos chamailleries sur la banquette arrière. C'en était fait de l'union sacrée, les querelles reprenaient, les vieux démons resurgissaient et bientôt, mon père, comme ces chefs de guerre qui ont mené leur peuple à la victoire, nous lorgnait par le rétroviseur et nous menaçait des pires avanies si nous ne nous décidions pas à lui foutre la paix. Ce que nous tâchions de faire, vivement invitées par les remontrances de notre mère qui se retournait de temps en temps pour nous implorer de nous tenir à carreaux. Chartres seraient bientôt en vue. Chartres : la plus belle cathédrale du monde (affirmait-il) dont mon père nous invitait à deviner les clochers, qu'on apercevrait bientôt, et qui marquait, sur la terre comme au ciel, le terme proche de notre voyage, l'arrivée dans le pays de ma mère, la table en Formica de la cuisine où mes grands-parents nous attendaient, les lumières qui éblouissent quand on arrive à demi éveillé. Mais nous n'en étions pas là, le pire restait à venir. Car si s'embourber dans Paris, y perdre des heures, s'y buter aux boulevards comme une mouche folle qui ne parvient pas à sortir de son bocal, est fâcheux et plongeait mon père dans des rognes grondeuses, c'est quand même plus intéressant et pour tout dire un peu plus chic, que de s'empêtrer au Perray-en Yvelines. Et c'est pourtant ce qui ne tardait pas à arriver. On passait Trappes et là mon père se serait bien arrêté pour nous détailler les charmes de cette berline vouée au succès. Il avait un rapport étonnant à l'espace et aux autres. Seul deux sortes de choses trouvaient grâce à ses yeux : les églises et le confort moderne.Il aurait aimé que la France, non contente d'être la fille aînée de l'Eglise, s'évertuât à être la grande puissance moderne qu'elle méritait d'être. Cela valait à nos promenades, à nos voyages, à nos vacances d'osciller entre les chapelles, les églises de village, les cathédrales et les barrages, les ponts, l'Atomium de Bruxelles. Peut-être que ce qui se cachait, mais si peu, dans cet amour des églises et des réalisations techniques qu'un patriotisme conséquent, sensible à la grandeur spirituelle de la France, mais aussi à sa vie toute terrestre, à sa richesse et à son bien être matériel. C'est pourquoi, sans doute, le jour où la 404 franchit joyeusement la barre des 100 000 km au pied du panneau « vous êtes à 50 km de Paris Notre-Dame » mon père fut-il heureux. Car c'était comme la rencontre et l'union inopinée, inattendue mais douce de tout ce qu'il aimait : sa voiture, l'Eglise, Paris, le cœur même de cette France tant aimée.

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