Tel un Don Quichotte en culotte courte, Lucien se rue à l'assaut des grosses baudruches grises qui lambinent dans le ciel.
Sur son visage la pluie roule ses billes comme des baisers de fille.
Il s'en amuse.
Ses mains flattent l'encolure de ce bel avion de papier qui grimpe toujours plus haut.
Dans son dos, une jolie trainée d'encre bleue illumine la grisaille en la zébrant d'azur.
Entre ses genoux le quadrillage Clairfontaine a fini par lâcher prise. Et sous l'ondée, la jolie calligraphie de Louise se déroule en pagaille. Dans la marge les mots s'agglutinent et se tortillent comme des serpents. Des phrases entières se bousculent et disparaissent dans le ciel.
Mais il s'en fou.
Il l'a connait par cur cette lettre.
Ce matin le facteur avait de la malice dans le regard. Depuis le temps que Lucien l'attendait !
Louise lui a écrit !
Une grande enveloppe toute blanche qui lui vient du bout du pays. Avec un timbre-poste minuscule, qu'elle a certainement collé du bout de la langue... Il en frissonne encore.
La cour de récrée aussi est minuscule à présent.
Depuis son envol au milieu des nuées, il en a pris de la hauteur. Et la blouse grise de l'instituteur qui lève les bras au ciel ne lui fait même plus peur.
Vu d'ici il ressemble à une toute petite fourmi qui s'agite entre des marronniers pas plus gros que des brocolis.
Ça le fait bien rire.
Le pauvre homme, il a bonne mine abandonné au milieu de ses problèmes d'arithmétique...
«Une ménagère a acheté deux poulets pesant ensemble 3 kg 400, elle en vend un à sa voisine et ...» Bon sang ! Mais qu'ils lui picorent la cervelle à ce vieux grincheux de bonhomme !
A califourchon sur sa monture de papier, Lucien sort enfin des nuages.
Droit devant, le soleil.
Sous ses pieds, une forêt de barbe à papa.
Quelle foutue bonne idée de laisser les baignoires déborder et les trains dérailler pour retrouver Louise.
Il en avait marre de jouer à l'élastique avec le temps. Tant de jours et de semaines se barricadent encore devant leurs prochaines vacances !
En ricochant du bout des pieds sur la Loire, il voit déjà la drôle de tête qu'elle va faire en l'apercevant. Elle va peut être rougir jusqu'au bout des oreilles.
Elle a de très jolies oreilles Louise. C'est toujours là que son regard atterrit lorsqu'il bafouille devant ses grands yeux verts...
Bafouiller, bredouiller c'est bien là son problème...
Pour être certain de lui plaire il a donc ligoté sa maudite timidité avec ses lacets de godasse. De gros nuds bien mouillés pour l'empêcher de nuire.
Çà commençait à bien faire cette gaucherie maladive. Pour asticoter l'intruse, il a même un plan Lucien. Infaillible. Elle va rager cette teigneuse... Il a prévu de jolies boucles d'oreilles en taillures de crayon pour Louise!
La tête qu'elle va faire cette gueuse lorsqu'il les déroulera lui même le long de son joli cou !
En s'excitant sur ses tracas, Lucien fait une embardée de trente pieds vers le sol...
Maudites sorcières... Brocéliande vient de le détrousser d'un soulier. Ça lui apprendra à briquer ses souliers dans le feuillage des grands chênes.
Le père de Louise est gardien de phare tout au bout du bout de la terre... Et lorsque Lucien demande au goéland sa direction, l'autre lui répond par une étrange devinette « Une ménagère a acheté deux poulets pesant ensemble 3 kg 400, elle en vend un à sa voisine et ... »
Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à le turlupiner avec cette histoire de poulets !
Perturbé par la réponse, il n'a pas vu la falaise. L'impact assourdissant fait place à un silence fracassant. Puis une vague de rires narquois mousse autour de lui.
« Pour la troisième fois Lucien Goudard... Une ménagère a acheté deux poulets pesant ensemble 3 kg 400, elle en vend un à sa voisine et ... »
Il est là.
Juste au dessus de lui.
Immense comme un phare Breton. Sa blouse grise fait des plis et se boursoufle comme un ciel d'orage. Sa règle plate se relève déjà pour une seconde volée.
Enlisée au milieu des cahiers la joue moite de Lucien embarque quelques copeaux de taille-crayon.
Nouvelle rafale de ricanements.
De l'autre coté de l'allée il n'y a qu'une seule tête qui ne suit pas cette houle stupide. Le visage au creux des mains, on ne lui voit que la pointe des oreilles.
Rouges tomate.
Celles de Louise.
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