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Dix moi tout par Jules Félix

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C’était là, tout à l’heure, quand le chat est venu réclamer ses croquettes. Sur le réveil, ombré par un soleil insistant et déjà haut, les leds verts criaient du haut de leurs digits qu’il était dix heures dix. C’était à ce moment là que j’ai compris. Que tout se précisait dans la tête. Aujourd’hui était un jour spécial. Une journée particulière. Rien ne serait comme avant. Ni comme après. La particularité de ma quotidienneté pourtant maussade et récurrente allait révolutionner tout l’univers. Tout mon nunivers. On me l’avait dit. C’était le problème avec les nombres. Tout serait question relative. Rien d’absolu. Tout dépendrait de la mise en équation. Et surtout, de la détermination du point zéro. Du point origine, tu serais forcément dans une zone particulière un jour ou l’autre. Seulement voilà. Je ne pensais pas que ce jour arriverait aujourd’hui. Si vite. C’est vrai, si vite. Comme le temps passait vite dans cet univers où les TGV roulent à cinq cents kilomètres par heure et où même les chats atteignent cinquante à l’heure. C’était troublant quand on savait qu’il fallait attendre au moins vingt minutes pour rechercher un recommandé dans un bureau de poste. C’était le jour D qui s’annonçait. Non, pas le jour J. Ni le jour D comme Day. Nous n’étions pas en Amérique. Nous étions bien en Francilie. C’était un jour cardinal. Cardinal, oui, tu pouvais me croire, c’était un jour cardinal. C’était là l’indice. L’indice indicible. L’indice indicible qui décimerait tous les corps. D’abord, le corps des chiffres. Oui, tu le savais pourtant. Dix n’était pas un chiffre, c’était un nombre. C’était cela la nouveauté. Quand tu récitais les chiffres avec les doigts. Tu oubliais le zéro et tu rajoutais le dix. Enfin, pour une personne normale et pas manchot, par exemple. Mais là, le dix, c’était le nombre, le vrai premier nombre. Certes, les dix premiers chiffres pouvaient être compris aussi comme des nombres, mais les nombres-chiffres, les gens, ils les confondaient. Là, pour le dix, il n’y avait plus de confusion possible. Tu pouvais le comprendre. Pour définir le nombre dix, il fallait absolument imaginer un système numéral qui tînt la route. Là, le système décimal. Un zéro placé après le un. La base dix. Tu le faisais quand tu étais en primaire, les bases. Tu avais un paquet de carottes. Au crayon, tu rassemblais des paquets de dix carottes. Tu avais inventé la base dix. Tu aurais pu aussi découvrir le système hexadécimal en rassemblant seize carottes, cela t’aurait été utile pour ton informatisation neuronale, ou des base soixante, ou vingt-quatre, pour bien régler ta montre, mais non, on te faisait regrouper par paquets de dix. Tu pouvais même atteindre cent en faisant des superpaquets de dix paquets de dix carottes Mais en système binaire, tu avais déjà dû te gratter la tête. Tes dix carottes devenaient mille dix carottes. Un superpaquet de deux carottes et un supersupersuperpaquet de deux carottes. Inversement, le nombre composé du un puis du zéro pouvait ne pas valoir dix mais simplement deux en base deux. Sémantiquement parlant, tu apprenais un peu plus tard que dix était aussi à l’origine du doyen (chef de dix hommes), du décurion (chef de dix hommes aussi), de la dîme (la taxe valait dix pourcents du chiffre d’affaires), de la décennie (dix ans), de la décade (dix jours) et du denier (le denier valait dix as). Mais c’était aussi le néon (c’était son numéro atomique, dix protons), c’était l’étain (qui a donné son nom au dixième anniversaire de mariage), c’était l’Aube (qui était pourtant sous la responsabilité administrative de la bonne ville de Troyes et qui n’était pas reliée à Paris par l’autoroute A10 qui, elle, allait vers Orléans, Poitiers et Bordeaux)… Je me suis alors levé du lit, j’ai donné à manger au chat, et j’ai découvert la particularité. Celle de ce jour exceptionnel. Que je n’avais jamais vécu et que je ne vivrais plus jamais de ma pauvre petite existence. Sur le grand panneau d’annonces municipales devant la mairie, là-base, s’affichaient en leds oranges la date d’aujourd’hui : 10.10.10 10:10 J’étais envahi de dix. J’ai cherché à les chasser et ils se sont incrustés dans mon petit cerveau. Je n’ai plus jamais réussi à arracher cette satanée musique de mes synapses. « J’ai dix ans. Des billes plein les poches, j’ai dix ans. Les filles, c’est des cloches, j’ai dix ans. Laissez-moi rêver que j’ai dix ans. Si tu m’crois pas hé, T’ar ta gueule à la récré. » http://www.youtube.com/watch?v=5e4JlQ7sAJs

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