À la troisième sonnerie du téléphone, le répondeur se déclencha. Je reconnus la voix grave de mon père. Cette façon calme et polie de s'exprimer avec son accent toulousain. L'enregistrement m'informa qu'il était absent et qu'on pouvait lui laisser un message après le bip.
Je me suis réveillé brusquement.
Mon père est mort depuis une dizaine d'années. Un cancer des poumons. Lui qui n'avait jamais fumé de sa vie
C'est un cancer du travail qui aurait dû l'emporter. Car sa vie entière s'était résumée à ça : travailler. Pour payer à ses sept enfants les études qu'il n'avait jamais eu la possibilité de suivre. Il se levait à six heures du matin pour aller travailler sur des chantiers et ne rentrait que le soir. Après souper, il m'arrivait parfois de le croiser dans la cuisine, son vieux corps éreinté avachi sur une chaise, les yeux vides, sirotant une bière, une seule. Mon père ne buvait pas et ne fumait pas davantage.
À la troisième sonnerie du téléphone, le répondeur se mit en marche. De nouveau la voix grave de mon père. Toujours aussi calme et polie. L'accent toulousain avait disparu. Je ne me réveillai pas après le bip, et pus donc laisser un message.
Salut, papa ! C'est moi. Pourquoi tu ne donnes plus de tes nouvelles ? Je sais bien que tu as beaucoup de travail, mais tu pourrais t'arrêter cinq minutes pour appeler. Quand on a débarqué dans ce pays, tu travaillais tout le temps pour nous faire vivre. À cause de la famille
Ensuite tu nous as dit qu'il fallait que tu travailles plus pour nous faire vivre mieux. C'est vrai que tu m'as acheté un vélo pour mes quatorze ans
Mais à présent, ils veulent t'obliger à vivre pour travailler. Davantage. Tu ne vas pas te laisser faire, dis ? Autrefois, on allait au marché ensemble pour acheter de quoi manger. C'est vrai que maman faisait bien la cuisine
Mais c'est le marché qui nous avale petit à petit, maintenant
Comme ce serpent qui m'absorbe tout entier en commençant par la tête. J'en ai besoin, de ma tête ! Hé ! Je n'arrive plus à bouger !
Je me suis réveillé en sueur, le corps tremblant.
Est-ce que j'ai vraiment crié ou bien ce hurlement appartenait-il à mon cauchemar ? J'ai passé la nuit tout seul et personne ne pouvait me répondre. Est-ce que je ronfle ? Comment le savoir puisque j'ai toujours vécu seul depuis mon départ du domicile familial.
J'avais vingt ans. C'était quelque temps après la mort de mon père. J'ai lâchement profité de son décès pour arrêter la fac de psychologie. De toute façon, je n'y mettais pas souvent les pieds. Je traînais plutôt dans les cafés. J'avais l'impression d'y apprendre la vraie vie. J'étais persuadé que c'était là que je prenais conscience du monde, au travers de mes rencontres, en écoutant parler les gens de la rue. Il m'était impossible de lui annoncer ça de son vivant, car je voyais bien qu'il se tuait à la tâche pour payer mes études.
Un jour, j'ai dit à ma mère que j'abandonnais des études qui ne me servaient à rien, que je voulais gagner de l'argent pour être enfin indépendant et que, de toute façon, j'avais déjà trouvé du travail. Son silence attristé n'était pas un encouragement. Ni une opposition. Ma mère n'avait pas un caractère faible, mais je suppose que parce que j'étais le dernier de ses sept garçons, dans une certaine mesure, elle me laissait toujours faire pratiquement tout ce que je voulais.
La voix grave de mon père, sur le répondeur, n'était plus calme ni polie. Il semblait en colère et je savais que c'était contre moi. Un juron caractéristique de sa langue natale ponctua le message juste avant le bip.
Je sais bien que ça t'a fait de la peine que j'arrête mes études, papa. Mais je t'assure que c'était la seule solution à mon insertion professionnelle. Je suis différent des autres, tu comprends ? Je suis un artiste
Je sais bien que tu ne prends pas ça au sérieux. Mais j'ai fait comme toi, tu vois, j'ai exercé des tas de petits boulots avant de
avant
Je sais, ça fait dix ans que je galère. Je ne suis pas encore connu
ça commence à être long
mais ça viendra, tu verras
fait moi confiance
Papa !
Je me suis réveillé en sursaut.
Dans les toilettes, je réfléchissais à ce rêve étrange. Pourquoi est-il venu me hanter ainsi, sans raisons apparentes et de manière répétitive, dix ans après la mort de mon père ? Parce que j'étais au chômage depuis sept longues années ? Parce que je refusais de faire autre chose que ce en quoi je croyais ? Heureusement que je n'étais ni superstitieux ni mystique
Mon dernier patron, qui était non seulement un exploiteur mais aussi un pollueur de par son activité professionnelle, m'avait licencié pour faute grave. J'avais un peu tardé à reprendre le travail, après la courte pause de midi. Il m'avait surpris en flagrant délit de lecture. Une revue anarchiste. Il avait tenté de me faire la morale. Ce qui outrepassait les limites de sa fonction. Je ne m'étais pas gêné pour le lui dire. Dans mon élan, jen avais également profité pour lui expliquer tout le mal que je pensais de sa petite entreprise familiale, de la façon dont il traitait ses employés et de sa philosophie de la vie en général. L'ouvrier a toujours tort, hein ?
La sonnerie du téléphone persista une dizaine de fois. Mais à l'autre bout du fil, plus de répondeur. J'allai abandonner quand quelqu'un décrocha enfin le combiné. C'était mon père. Étrangement, il s'exprimait avec la voix de ma mère.
Alors, ça y est, tu as réussi ? Tu es heureux ? Je vais te voir à la télé ? J'articulais des mots, mais pas un son ne sortait. Allô ? Pourquoi tu ne me parles pas ? Je criai désespérément, mais la voix me faisait défaut. Allô ? Parle-moi, je t'en prie
Tu m'en veux, dis ? Pourtant j'ai compris, tu sais
Il va te falloir quelques années pour te débarrasser définitivement de ce complexe de culpabilité qui tourmente tes nuits de chômeur. Maintenant, je sais qu'un artiste non encore reconnu ne doit pas se sentir coupable quand les braves gens le désignent comme un parasite. Dailleurs, aucun chômeur, artiste ou pas, ne doit se sentir coupable dimproductivité économique dans une société marchande. J'ai compris tout ça. Alors ? Tu ne veux plus me parler ? Plus jamais ? Allô ?!
Je me sentais impuissant devant cette incommunicabilité flagrante. Une solitude angoissante m'envahissait. Et puis je n'arrivais pas à croire que mon père, cet ouvrier modèle, me dise toutes ces choses, si lointaines de sa philosophie de la vie, en utilisant un vocabulaire étranger au sien. Pourquoi j'entendais la voix de ma mère, dont ce n'était pas non plus le langage ? Je savais parfaitement que j'avais affaire à lui. Je ne parvenais pas à voir son visage, car tout était trop confus, mais je n'avais aucun doute. Je sentais son odeur si particulière, un mélange de sueur et de poussière, de bois et de pierre, une émanation de chantier.
Je me suis réveillé.
Je suis allé directement aux toilettes, renonçant à chercher une quelconque explication à ces rêves étranges.
L'artiste démuni, qui refuse d'abdiquer devant de vulgaires raisons pécuniaires, dispose d'une échappatoire résolument moderne : la solidarité sociale. J'ai trouvé dans les Assedic ma revanche. Après toutes ces années d'exploitation, à pratiquer des travaux abrutissants et mal payés, je disposais enfin de temps complet pour m'adonner à mon art. J'ai échangé la reconnaissance sociale contre lanonymat de la création.
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