Te voilà sur le seuil de la plus redoutable minute de ta vie.
Pendant qu'un petite musique insidieuse se glisse entre tes souvenirs tu cherches ta clé... «La» clé .
Tout au fond de ta poche.
Tremblante de peur elle s'accroche à toi comme elle peut.
Aux mailles de l'étoffe. A ton trousseau.
Tu vas enfin la glisser dans la serrure et refermer la porte. Pour la toute dernière fois. Mais t'hésites. Ça fait tellement longtemps que t'y pense à cet instant.
La maison des parents est vendue. Ta maison. Ta jeunesse.
Et cette musique qui n'en finit pas de t'engourdir. Comme ces génériques de fin de film qui te clouent dans un fauteuil longtemps après les dernières images.
Une mélodie tissée de rires de gosses, de leçons récitées, de repas bruyants et de jeux turbulents.
Et lorsque tu tournes enfin la clé dans la serrure, le bruit singulier du mécanisme t'envoie dans la tronche une décharge de souvenirs qui te met raide KO sur le paillasson.
Ils te reviennent en rangs serrés tous ces moments où t'avais besoin qu'elle se fasse plutôt discrète cette diable de serrure !
Lorsque tu filais en douce après avoir bâclé tes devoirs par exemple. Dans le dos de la mère . Juste pour rejoindre la bande qui trainait dans les rues. Des apaches poisseux de confiture et des cowboys à vélo.
Lors de tes premières cuites aussi. Ce qui te restait de lucidité priait pour qu'elle se taise cette fichue mécanique. Pour qu'elle n'aille pas trahir les cinq heures du matin et ta nouvelle beuverie.
Il y avait aussi tes moments de gloire. Ceux où tu ramenais enfin une fille dans ton lit. Mort de trouille de réveiller ton père avant d'atteindre la chambre...
Mais les portes des années d'après guerre ne pardonnaient rien. Creuses comme du bambou elles n'attendaient que ton passage pour raconter ta vie. Du corridor jusqu'au grenier.
Et même d'un bout à l'autre de la rue.
Vous étiez tout un quartier, tout une génération de gosses à souffrir du contreplaqué dont elles étaient faite.
Des torgnoles et des punitions, elles vous en ont fait bavé les traitresses !
Avant de rejoindre la voiture, tu as un dernier regard vers la maison. C'est étrange, ça fait bien longtemps que tu ne l'avais trouvé aussi belle.
Des années qu'elle erre dans ta mémoire, comme un naufrage funeste. Celui où elle s'est endormie après la mort de tes vieux.
Tu te dis que tout est bien. De là-haut ils peuvent être fiers.
Tous leurs souvenirs sont bien ficelés. Dans des cartons bien rangés. Bien au chaud sous cette petite musique qui n'en finit pas de tourner. Tout au fond de ton cur.
Juste au bout de la rue, un dernier coup d'il dans le rétro. Le tout dernier.
C'est marrant, cette bande de gosse qui joue sur le trottoir, tu ne les avaient pas remarqué !
Tu reconnais même Michel, Dominique, Danielle et tous les autres !
Ta vue se trouble. Se brouille. Quelques larmes peut être, mais tu ne veux pas l'admettre.
D'autres bouilles se superposent enfin à tes fantômes. D'autres enfants qui vivent là.
Ta rue n'est plus ta rue.
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