Jasset avait les yeux rouges parce que ces cils poussaient à l'envers. Obligé de se les arracher tout les matins avec une pince, il avait pourtant lun des plus beaux regard de cinéaste sur le monde. Vous n'avez vu aucun de ses films, ni même un photogramme, cependant c'est le cinéaste auquel je pense le plus, peut être à cause de tout cela.
Oubliez vos cours de fac. Cest lui le précurseur. Le réalisateur le plus délirant, imaginatif, et provocateur des débuts du cinéma qui en a pourtant compté beaucoup. Né en 1862, décédé en 1913, c'est le cinéaste de la Belle époque. Il ne pouvait faire un plan sans mettre des femmes dénudées en cariatides, en horloges, en table, en fauteuil, il avait un sens inouï de linsolite et du grandiose. Van Stroheim et Rex Ingram le considéraient comme un maître, eux qui étaient pourtant princes de la démesure visuelle.
Dés qu'une minuscule bobine est déterrée d'une piscine suédoise, d'une cave allemande, d'un apprenti Argentin, elle prend la direction Bois d'Arcy pour être transférée sur un support polyester. Champagne pour tous les connaisseurs!
En mars 1903 dans la plaine saint Denis où il tenait studio, Victorin Jasset fait venir soixante chevaux palomino, montés par autant de jeunes femmes nues armées de haches accrochées aux crinières, avec en arrière plan, soixante poneys montés par des naines pour accentuer la perspective. Il exige du préfet Casimir de Selves la mise à feu immédiate des anciens entrepôts de lexposition universelle pour reconstituer la défense de Paris en lan 885 attaqué par les drakkars vikings venus de Normandie! Fallait un certain culot et le sens de limage !
En 2007 à la Chaux de Fond (suisse romande) un maçon découvre derrière un mur écroulé de la librairie Chatel, 11 rue du lac, un débarras abandonné. Dans la poussière, parmi des romans licencieux et trois caisses de « cinématographie française », il trouve deux cartons remplis de scénarios autographe de Victorin Jasset annoté de sa main. Ces documents prouvent quil avait utilisé le premier travelling du cinéma (et non pas Pastrone pour son « Cabiria » 1914) et tourné les premiers gros plans (et non Griffith pour « intolerance »1916)
Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ici les premières lignes du « Chevalier de Vénus » (1907) prod : Eclair. 6 bobines. Scénario de Victorin Jasset. Reproduit ici avec laimable autorisation de Pathé Paris qui ma fait parvenir deux photocopies
SEQUENCE 1/Clairière. Nuit. Plan large.
Carton 1 : « Dans Brocéliande à nuit tombée, carrefour des oubliés, autour de minuit
»
Clairière forêt. Sept jeunes femmes, entrelacées, collants et capuchon noirs, agitent lentement les bras autour dun chaudron de lait. Bouches seules apparentes. Lèvres entrouvertes. Impression de chant. Du chaudron, se dresse lentement un jeune homme nu, blond, cheveux longs. Ses yeux fermés. Les mains gantées de noir se rapprochent de son corps, remontent vers son visage. Il ouvre les yeux.
Carton 2 : « Nul ne peut sy trouver sans craindre pour sa vie
. »
Les mains reculent. Son regard innocent dévisage les têtes sombres autour de lui. Les mains gantées descendent, sortent du champ de la caméra, puis se relèvent. Chaque main tient un poignard orné dun serpent sur la lame
Carton 3: « Sauf pour celui qui en sera le maitre....»
Bonne ambiance!
Au crayon rouge en travers de ce premier paragraphe la note de Jasset : « Mettre la camera sur un chariot. Avancer au plus prés dune bouche. Faire gros plan il diamant des serpents et reflets sur lames ». En une phrase tout est dit ! Jasset avait inventé le langage cinématographique que tout le monde allait imiter. Ce film est perdu. Mais je donnerais toute la nouvelle vague pour en voir seulement cinq minutes.
Avant de s'intéresser tardivement au cinéma, il avait 40 ans, Victorin Jasset était metteur en scène de Féeries. Un genre de spectacle totalement oublié, qui réunissaient au tournant du siècle 15 mille personnes dans de grands hangars. Des centaines de figurants et de danseurs reconstituaient Rome et sa décadence, les chevaliers de la table ronde et leurs exploits, la noblesse et ses privilèges, les barrières et leurs Apaches, dans une successions de scènes spectaculaires et de défilés grandioses dans le fracas des orchestres, commentateurs, des cris et interventions du public. Un mélange de grand guignol, dopéra comique, et de comédie française.
Mais me direz-vous, comment connaissez-vous tous ces détails puisque ces films sont introuvables? Que dans les dictionnaires du cinéma on discerne à peine son nom ? Et qu'on ne sait rien véritablement de la vie de Victorin Jasset? Etes-vous historien ? Commentateur attitré des primitifs du cinéma ? Et alors ?
Rien de tout cela. Mais je vis despoir. Je ne désespère pas quon retrouve en Égypte une crypte ou aurait été préservée une partie de la bibliothèque d'Alexandrie, ou dans le sud de la France une grotte préhistorique encore plus étonnante que la grotte Chauvet, la malle à manuscrits de Blaise Cendrars, la bibliothèque de Borges qui contiendrait tout les livres écrit et à venir de l'humanité. Alors pourquoi pas un film inédit de Victorin Jasset ?
Sauf le nom du cinéaste aux yeux rouges, jai tout inventé, bien sûr. En laissant quand même dépasser quelques vraisemblances. Ne m'en veuillez pas. Ce n'est pas le désir de mentir. Mais on ne peut sempêcher de vouloir trouver dans lavenir comme dans le passé quelque chose de plus grand que soi et de plus surprenant. Un rayon de soleil qui enchante et émerveille, qui redonne le rire et la joie, le sens du merveilleux, qui éloigne les bonnets de nuits et autres raseurs, et qui attire les amateurs de plaisirs simples. Ce film là, quon garde prés du cur, qu'on construit tout sa vie, cest le film introuvable, le remède de souvenance
Car bien des fois je ferme les yeux, et me rappelle qu'auprès d'elle j'ai été si heureux.
Bonne année à vous et à tous.
PS) Tradition oblige. Les amatrices du texte susnommé, peuvent me retrouver à 13 h10 précises devant la cinémathèque quai de Bercy, Paris. Un cheval bai en main droite, pied nu dans l'étrier. J'aurais pour ma part une chute de rein et un lumbago. Nous y mâcherons de l'acétate en amoureux du cinéma pour la Chandeleur.
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