Etant enfant, javais une attitude que paraît-il mon grand-père avait aussi : lorsque javais besoin de me concentrer sur quelque chose et que mon envahissante imagination contrecarrait ce dessein, je masseyais en repliant une jambe sous mes fesses. La plupart du temps, la gauche.
Allez savoir pourquoi ? Position au demeurant inconfortable, mais, qui signifiait à limprudent qui aurait voulu mapprocher : «passez au large !»
Jadoptais souvent celle-ci, lorsque je laissais libre cours à la satisfaction égoïste de lune des mes passions : le puzzle.
Lorsque mon anniversaire ou Noël approchait, ma mère savait comment me faire plaisir et moccuper durant de très longues heures.
Contrairement aux autres enfants, qui nont connaissance de ce que le vieil homme barbu et ventripotent aura déposé sous le sapin, que le soir du réveillon, je savais pour avoir choisi moi-même lobjet de mon désir, ce qui mattendait.
Impossible de moffrir un puzzle que je naurais pas choisi Lorsque lon voyage on choisit soi-même sa destination. Et je voyageais par ce biais, aussi sûrement que si jétais parti loin.
Mon fournisseur attitré me connaissait depuis lâge de sept ans, savait mes attirances pour les sujets dhistoire, les personnages, les monuments (les châteaux de la Loire, un régal quand jy songe), les reproductions de tableaux de maître, mais aussi les paysages marins, les animaux et particulièrement les chats évidemment.
Sa boutique était une véritable caverne dAli Baba aux mille et un trésors, lEldorado pour tout minot un tant soit peu normalement constitué.
Modèles réduits rutilants, puzzles et maquettes y étaient savamment disposés sous vitrines ou sur étagères, attendant endormis les mains qui viendraient leur donner vie.
La sonnette de lentrée tintait, lorsque ma mère quittant les lieux me laissait seul avec ma délicate mission : choisir.
Ce nétait pas facile, tant de tentations, des dizaines de boîtes empilées formant une forteresse quil me fallait prendre dassaut pour dénicher la perle rare. Un après-midi entier y suffisait à peine.
Mon petit instant darchéologie personnelle consistait alors, à farfouiller partout, mettant une joyeuse pagaille dans le savant ordonnancement du maître de céans.
Quand le choix était enfin arrêté, à la satisfaction générale, nul autre que moi ne pouvait porter le précieux paquet jusquà sa cachette.
Le jour venu, la préparation était digne dun rituel. Je disposais sur la table, où rien ne devait se trouver, une fine plaque de contreplaqué, sur laquelle je posais une feuille blanche «Canson» de grand format, puis lun des encadrements que mon beau-père complice avait fabriqué.
Longtemps, jobservais la boîte avant de louvrir, mimprégnant de limage qui lornait.
Précautionneusement, je déchirais la cellophane et libérais les yeux émerveillés son contenu.
Un tas difforme et chamarré de pièces par centaines, chutait, formant en séchouant sur la table un gravas de pierres en carton.
Un fantasque tableau multicolore ou dun gris ennuyeux, quun bulldozer aurait détruit, tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, où des morceaux de conduits de cheminée côtoyaient sans plus de façon quelques brins dherbe folle.
Mes outils étaient prêts, affûtés, jétais un bâtisseur : mes yeux, mes mains et mon cur. Je me lançais dans laventure.
Immobile dans le salon, je voyageais scrutant attentif chaque recoin, chaque détail dun petit monde à naître, sachant reconnaître les difficultés au premier coup dil.
Jétais le peintre dans son atelier, lartiste à sa besogne. Je savais que jallais dessiner sans crayon. Et cela me plaisait infiniment.
Savoir que le tableau au fur et à mesure de ma patience se dévoilerait, comme des souvenirs remontant à la surface, que les détails sortiraient de lombre, les paysages sétaleraient sous la lumière, les visages un tant absents reprendraient forme humaine.
Le puzzle a quelque chose de sensuel. Il est à la fois une école de la patience et de limpatience.
Chacun à sa technique pour progresser, pour ma part, je commençais souvent mon travail en mappuyant sur un détail remarquable de limage qui me servait de point central autour duquel jarticulais un petit îlot de pièces.
Je canotais ainsi successivement, cherchant tous les petits détails remarquables du dessin, comme autant de point dappui.
Que dheures, de jours parfois, passés, à chercher la position exacte dune simple pièce au milieu de plusieurs milliers.
Il marrivait parfois de me lever, afin de pouvoir mieux observer mon travail, même de monter sur ma chaise pour avoir une vue densemble, mais, je me retrouvais toujours assis de même, une jambe en vacance.
Trente cinq ans après, je me souviens encore de Notre Dame voguant sur les cieux et sur leau aux reflets irisés de la Seine. Des paysages champêtres de Millet où des gens sépanouissaient en habits de couleurs.
Aujourdhui encore, je me surprends à glisser une jambe sous mes fesses et jaime toujours les puzzles.
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