Les émotions (5) Notre regard, le regard des autres par Fautvoir

Suite de la retranscription d’une émission « Sur les épaules de Darwin » de Jean-Claude Ameisen, sur France Inter le samedi matin à 11h. Il n’y a pas simplement nos interactions avec les autres qui peuvent modifier leur corps ou leurs émotions ou leur comportement, il y a aussi le simple fait qu’on observe une situation. On a souvent l’impression qu’un observateur est neutre mais observer, c’est souvent modifier et parfois même en l’absence d’un observateur. Le fait de croire qu’on est observé et de croire que l’observateur a des idées préconçues peut modifier le comportement. Des études ont été faites dans les universités américaines où l’on tire au sort des étudiants qui sont d’origine africaine et des étudiants qui sont d’origine européenne et on leur fait faire des tests de connaissance. Les résultats des tests sont identiques pour les deux groupes. Et puis on leur demande de faire quelque chose d’un peu différent : le même test est fait mais on leur demande d’indiquer, sur le formulaire anonyme, la couleur de leur peau. Pour les étudiants à couleur de peau blanche, ça ne change strictement rien à leurs résultats. Par contre, pour les étudiants à peau noire, leurs résultats deviennent plus mauvais. Et donc la simple idée qu’un correcteur, qui en l’occurrence n’existe pas, va avoir un préjugé racial et va moins bien les noter leur fait perdre leurs moyens. Le même type d’expérience a été fait en Inde avec des enfants de 13/14 ans, par oral cette fois-ci, et donc on fait un test de connaissances oralement pour lequel les enfants ont été tirés au sort parmi des castes dites inférieures (les castes jouent et ont joué un rôle très important en Inde) ou des castes dites supérieures ; les résultats pour les enfants des mêmes classes sont identiques. Ensuite on refait le même test mais en demandant, avant l’interrogation orale, de dire à quelle caste ils appartiennent. Pour les enfants qui appartiennent à des castes supérieures, ça ne change rien au résultat. Pour les enfants dont les parents sont de castes dites inférieures, leurs résultats deviennent beaucoup plus mauvais. Donc l’idée, encore une fois, que l’on se fait de la manière dont on va être jugé par l’autre peut avoir un effet profond de modification des comportements. Le regard que nous portons sur les autres, le discours que nous tenons sur les autres a des effets qui peuvent être positifs ou négatifs. Vouloir rechercher chez des enfants de 3 ans, comme on a essayé de le faire il y a quelques années quand ça a été proposé, des signes qui seraient annonciateurs d’une future délinquance grave, violente à l’âge adulte, en informer les enseignants, en informer les parents, n’est pas quelque chose d’anodin. Non seulement il n’y a pas de base scientifique valable pour une telle démarche, mais on voit bien à quel point ça peut influer sur l’idée que ces enfants se font d’eux-mêmes, sur leur comportement et sur leur avenir. Définir, classer, catégoriser, prédire n’est pas neutre. Notre regard fait partie du monde intérieur des autres et le regard des autres fait partie de notre monde intérieur. (à suivre)